Hanns Eisler, musique et politique 

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Figure marquante de la musique du XXI siècle, artiste engagé, Hanns Eisler est un compositeur qui reste à la marge du répertoire des concerts et des programmes de disques. Crescendo Magazine vous propose de redécouvrir cet article rédigé par Harry Halbreich à l’occasion du Centenaire du compositeur en 1998. 

Marxiste militant, dodécaphoniste et juif de surcroît, il possédait le profil idéal du musicien « dégénéré » (entartet) aux yeux des nazis. Elève de Schoenberg au début des années 1920, le plus doué de ceux de la deuxième génération, il est toujours demeuré esthétiquement fidèle à son maître, même si son choix d'un engagement politique l'opposa à lui dès 1925 sur le plan idéologique. Dans de nombreuses oeuvres, et dans la plupart des principales, il continua à utiliser les techniques dodécaphoniques et lorsqu'au terme des années d'exil consécutives à la prise de pouvoir d'Hitler, il regagna son pays pour devenir le grand musicien officiel de la République démocratique allemande, celle-ci ne programma que rarement, avec réticence et avec retard, ses oeuvres maîtresses de style dodécaphonique. Mal accepté à l'Est pour ses choix esthétiques, rejeté à l'Ouest pour ses choix politiques (ayant composé l'hymne national de la R.D.A., il fut soumis à un boycott total en Allemagne fédérale), Eisler fut loin de connaître un rayonnement à la mesure de sa valeur. Et aujourd'hui ? Comment intégrer dans notre vie musicale un artiste qui se proclame fièrement « réaliste socialiste » ? Comment imposer un chef-d'oeuvre comme la Deutsche Symphonie sur des poèmes de Brecht, la plus grande partition antifasciste de l'histoire de la musique, à un monde lassé de devoir avoir mauvaise conscience, avide d'oubli et gagné par les démons du révisionnisme et du négationnisme ? Comment « sauver » aujourd'hui des choeurs destinés à être chantés dans les rues lors de meetings et de manifestations, alors que l'idéologie qui les sous-tend a fait faillite, même si la scandaleuse complaisance de politiciens soi-disant démocratiques envers le fascisme renaissant recrée des situations rappelant sinistrement celles qui les suscita ? A toutes ces interrogations, il existe une réponse claire : Eisler fut un très grand compositeur, l'un des plus grands du premier demi-siècle, qui écrivit toujours une musique sans concessions, à mille lieues des clichés simplificateurs associés par ailleurs au terme de « réalisme socialiste » : de ce point de vue, sa position n'est pas tellement différente de celle d'un Luigi Nono. Et puis, en ces temps de résurgence insolente de démons que l'on croyait morts, cette musique nous est plus que jamais indispensable : la tyrannie stalinienne s'est Dieu merci effondrée, mais nous cherchons encore l'arme nouvelle nous permettant de contrer la peste brune.

Pour un musicien qui renonça pendant des décennies à la musique de chambre ou même à la musique « pure » parce qu'il estimait qu'il avait d'autres priorités (il serait temps d'écrire des Quatuors à cordes, disait-il, lorsque le peuple entier aurait assimilé ceux de Beethoven !), le verbe et son message étaient essentiels. La musique vocale constitue donc la partie fondamentale de l'oeuvre très abondante de Hanns Eisler. Il fut peut-être le plus grand maître du lied en ce siècle, et cette partie de sa production, dominée par l'admirable Hollywooder Liederbuch, a été servie récemment par d'excellents enregistrements. Mais sa musique chorale est tout aussi importante et nombreuse, des simples chants à l'unisson, à travers les choeurs a cappella, jusqu'à l'immense fresque de la Deutsche Symphonie pour soli, choeurs et orchestre. Mais il cultiva davantage encore la musique associée à la scène, tant au théâtre qu'au cinéma, et des trois grands compositeurs ayant collaboré avec Bertolt Brecht (Kurt Weill et Paul Dessau sont les deux autres), il fut le plus fidèle et le plus fécond.

Mais reprenons au début : ce fils d'un philosophe et d'une prolétaire (mélange explosif et lourd de sens !) afficha très tôt ses convictions pacifistes pendant la guerre de 1914-18. Devenu, nous l'avons vu, l'élève de Schoenberg à Vienne, puis à Berlin, il affirma des dons si éclatants que son maître recommanda à l'Editeur viennois Universal la publication de sa Première Sonate pour Piano, son opus 1. Toutes ses premières oeuvres, musique de chambre, Lieder, s'inscrivent dans le sillage schoenbergien avec un talent digne de celui des « trois Viennois ». Mais déjà le cycle Palmström nuance son hommage indéniable à Pierrot lunaire d'une distanciation ironique, et avec les subversifs Zeitungsausschnitte (Coupures de Journaux) la rupture se consomme. Dès 1925 apparaissent les premiers Choeurs de masse, tandis que le jeune compositeur rejoint les rangs de l'extrême-gauche militante berlinoise : il y entraînera un peu plus tard son nouvel ami Bertolt Brecht, précipitant la rupture de ce dernier avec son précédent collaborateur, Kurt Weill, très éloigné du marxisme. Schoenberg, quant à lui, ressentit durement la « trahison » de son disciple et lui en voulut longtemps, tandis que Eisler ne cessa jamais de proclamer son admiration pour son maître, même devant les autorités de l'Allemagne communiste des années 1950, admiration d'ailleurs nuancée d'une juste critique : il observait en effet que Schoenberg était politiquement si réactionnaire qu'il avait dû se créer (musicalement) sa propre révolution pour pouvoir le demeurer, ce qui rejoint la formule de l'intéressé lui-même, qui se définissait comme « un conservateur forcé de devenir radical ». Mais Schoenberg ne prit jamais au sérieux l'engagement politique de Eisler, qu'il ne pouvait comprendre, et lorsque son ancien élève connut des ennuis à ce sujet lors de son séjour aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, il traita le quadragénaire de « gamin méritant une bonne fessée », ajoutant : « S'il veut se rendre intéressant, qu'il écrive donc de la musique intéressante », défi magnifiquement relevé par Eisler qui répondit en dédiant à son maître, à l'occasion de ses 70 ans (et avec le numéro d'opus symbolique 70) son chef-d'oeuvre de musique de chambre, le Quintette Quatorze manières de décrire la Pluie (pour la formation de Pierrot lunaire). Soit dit en passant, cette oeuvre, comme bien d'autres de haute valeur, comme la Symphonie de chambre, les Cinq Pièces pour orchestre, les deux Septuors et les deux Nonettes, provient d'une musique de film, ce qui montre le niveau d'exigence du compositeur dans ce domaine : il n'y eut jamais pour lui de genre « inférieur », et ses chansons, ses choeurs de masse, ses musiques de scène, conservent toutes une « tenue » stylistique exemplaire.

Mais revenons à ce Berlin effervescent des dernières années de la République de Weimar, décrit de manière exemplaire pour la première fois en français dans le passionnant ouvrage de Pascal Huynh « La Musique sous la République de Weimar » (Fayard, 1998). Les chorales ouvrières connurent alors un développement sans précédent (de même à Vienne sous la direction d'Anton Webern !), coupé net à l'arrivée des nazis au pouvoir. Devenu le collaborateur attitré de Bertolt Brecht au théâtre, il produisit alors avec lui ces oeuvres novatrices que sont Die Massnahme (La Décision) ou Die Mutter (La Mère, d'après Maxime Gorki), suivies jusqu'à la fin de sa vie de musiques de scène pour certaines des pièces les plus célèbres de son ami (Têtes rondes et têtes pointues, Les Visions de Simone Machard, Terreurs et Misères du troisième Reich, Galileo Galilei, Les Jours de la Commune, Schweyk dans la deuxième Guerre mondiale), Paul Dessau assumant les autres. Ces musiques sobres, concises, dépouillées, aux effectifs restreints, correspondent à la conception brechtienne du « théâtre épique » et de la « distanciation », opposée à celle de l'Opéra traditionnel, rejeté par Brecht comme  « culinaire » (sic !) et grand-bourgeois. Et en effet le Mahagonny de Kurt Weill n'avait pas été un opéra de ce type, pas davantage que le Lukullus ou le Puntila que Dessau et Brecht écriront en collaboration dans les années 1950. Eisler quant à lui ne nous laisse pas d'opéra, suite à une tragédie dans sa vie dont il sera question plus loin. Mais il s'intéressa très tôt au cinéma, et tout d'abord pour l'oeuvre emblématique du cinéma marxiste militant pré-hitlérien, le Kuhle Wampe de Slatan Dudow. On y trouve le fameux Solidaritätslied sur des paroles de Brecht, le plus populaire sans doute de tous les chants politiques de Eisler, de pair avec l'Einheitsfrontlied (Chant du Front uni), vain appel à la gauche allemande de cesser ses querelles entre tendances rivales pour faire face à l'ennemi commun nazi, et qui connaîtra une nouvelle vie dans le cadre de la guerre civile d'Espagne. Ces chants et bien d'autres trouvèrent un interprète incomparable en la personne du chansonnier Ernst Busch, dont les disques perpétuent heureusement le message et servent de modèles insurpassés en la matière. La plupart de ces chants proviennent du reste de musiques de scène et de film. Pas tous, cependant, et il nous faut citer ici l'un des plus saisissants : O Fallada da du hangest. Brecht y donne la parole à un vieux cheval fourbu, s'effondrant d'épuisement en pleine rue entre les brancards de sa carriole. Aussitôt une foule de gens affamés (l'Allemagne comptait alors six millions de chômeurs) se jette sur lui, pour le dépecer et se repaître de sa chair alors qu'il n'a même pas fini de mourir. Et le cheval s'étonne de voir ces gens, qui naguère le gâtaient de sucreries et recommandaient à son maître de le traiter avec douceur, soudain endurcis et le coeur glacé. « Prenez garde », leur dit-il, « qu'il ne vous arrive quelque chose de si terrible que vous ne pouvez même pas l'imaginer ! ». L'oeuvre est de novembre 1932, le 30 janvier suivant Hitler prenait le pouvoir. Dans l'interprétation exemplaire, bouleversante, de la grande Gisela May, cela fait froid dans le dos !... 

Bien sûr, Eisler, de même que Brecht, Weill, Dessau et la majorité de l'élite artistique et intellectuelle allemande, prirent vite le chemin de l'exil, transformant l'Allemagne en désert culturel. Eisler sillonna l'Europe, et alla notamment soutenir de sa présence les Brigades internationales en Espagne, leur composant de nouveaux chants. Il tenta vainement de réveiller la vigilance endormie des « démocraties » de l'époque : on sait ce qu'il en advint. Lorsqu'en juin 1937 le jury du Festival annuel de la S.I.M.C. (Société Internationale de Musique Contemporaine), qui se tenait à Paris cette année-là, choisit trois mouvements de la Deutsche Symphonie alors encore inachevée, le gouvernement français, croyant apaiser la fureur nazie, censura l'oeuvre, exigeant que les paroles antifascistes de Brecht dénonçant les camps de concentration soient remplacées par... des saxophones (!), ce que Eisler refusa bien sûr avec indignation. Un an plus tard, c'était le honteux compromis de Munich...

Durant ces années de l'immédiat avant-guerre, Eisler séjourna fréquemment auprès de son ami Brecht exilé au Danemark, et ce fut alors que débuta l'admirable floraison de ses Lieder (plus d'une centaine), prenant la place des choeurs de masse devenus sans objet et sans débouché, et constituant les feuillets poignants d'une sorte de « journal intime » des années d'exil. Le travail sur la Deutsche Symphonie se poursuivit, avec intermittence, jusqu'en 1947.

En 1938, Eisler émigra aux Etats-unis où il avait déjà séjourné plusieurs fois, et y développa son activité de musicien de cinéma, collaborant avec les plus grands, comme Joris Ivens ou Fritz Lang, et bénéficiant d'une bourse pour entreprendre un travail de recherche fondamentale sur les rapports entre musique et image. Le fruit de ce travail, outre de nombreuses partitions, se trouve dans un livre essentiel, « Musique de Cinéma » (1944), écrit en collaboration avec un compagnon d'exil, le philosophe et musicologue Theodor W.Adorno, qui n'osa cependant pas co-signer l'ouvrage de peur de s'attirer des ennuis avec les autorités américaines. En effet, Eisler, fixé à Hollywood où Brecht était venu le rejoindre en 1942 (le fruit de ces retrouvailles fut le Hollywooder Liederbuch, cycle de Lieder sans équivalent depuis les chefs-d'oeuvre de Schubert, Schumann et Wolf) et où il renoua le contact avec son vieux maître Schoenberg, tomba dès les débuts de la « guerre froide » dans le collimateur du redoutable « Comité des Activités non-américaines » créé dans le cadre de la « Chasse aux Sorcières » instiguée par le tristement célèbre sénateur Mac Carthy. Eisler s'était soigneusement abstenu de toute activité militante dans son pays d'accueil, mais il n'avait jamais fait mystère de ses sympathies, et surtout il avait un frère aîné, Gerhart, communiste actif quant à lui. Tous deux furent dénoncés par leur soeur Ruth Fischer, « passée à l'ennemi », et au cours d'un retentissant procès (septembre 1947) l'amalgame fut fait entre les deux frères, Hanns Eisler fut traité de « Karl Marx du communisme en musique » et expulsé des Etats-Unis le 26 mars 1948, bien que l'immense majorité de l'élite culturelle américaine, de Charlie Chaplin à Stravinski, ait pris position en sa faveur. 

Rentré en Europe, il séjourna d'abord à Prague, puis à Vienne (depuis sa petite enfance passée dans cette ville, il était citoyen autrichien), pour s'installer finalement à Berlin-Est en juin 1949, au terme d'hésitations peut-être inconsciemment prémonitoires. Certes, Berlin n'était déjà plus tout à fait ce « tas de décombres à côté de Potsdam » qu'avait découvert un Brecht horrifié, précédant son ami de quelques mois, mais il s'avéra vite que cette nouvelle Allemagne socialiste, que le compositeur appelait de ses voeux depuis toujours, ne correspondait guère à ses espoirs. Certes, les autorités de la R.D.A. l'accueillirent avec tous les honneurs, et en gage de bonne volonté il écrivit de nouveaux chants de masse et même l'hymne national du nouvel état. Mais ses grandes oeuvres des années d'exil, rejetées parce que dodécaphoniques, demeurèrent dans ses cartons, et ce ne fut par exemple que douze ans après son achèvement, le 24 avril 1959, que la Deutsche Symphonie fut enfin créée : il lui restait trois ans à vivre. L'épreuve la plus dure qu'il dut subir fut la censure (équivalant à une interdiction) de son livret d'opéra Doktor Faust, condamné en 1953 pour crime de « lèse-Goethe »(!). Eisler ne put le mettre en musique, ce qui nous a sans doute privés de son oeuvre maîtresse. Frustré et amer, il s'en alla vivre un an à Vienne. Que pensa-t-il à cette époque de l'écrasement de la révolte berlinoise du 17 juin 1953 par les chars soviétiques, qui avait inspiré à Brecht un poème vengeur selon lequel, le peuple s'étant montré à ce point indigne de la confiance de ses dirigeants, il était grand temps que ceux-ci... changent de peuple ! Il finit par revenir malgré tout, attaché à son idéal, mais composa fort peu durant ses dernières années, assombries par la disparition prématurée de Brecht en 1956. Quelques mois avant sa mort, le 6 septembre 1962, il acheva son ultime recueil, les Ernste Gesänge (Chants sérieux) pour baryton et orchestre à cordes, testament lucide et grave se terminant par une radieuse envolée d'espoir et renvoyé vers les lointains de l'utopie. Mais n'avait-il pas répondu à ceux qui trouvaient son Hollywooder Liederbuch d'un langage trop ardu qu'il ferait bon vivre dans une société où tout le monde le comprendrait ?...

Hanns Eisler se trouve actuellement dans le creux de la vague, continuant à payer très cher ses choix courageux d'ordre moral, politique et esthétique. Mais avec le recul du temps l'élément conflictuel de son oeuvre sera atténué, sans que sa prodigieuse force d'impact n'en souffre. Son message a une valeur permanente de mise en garde contre les résurgences de « la bête immonde », et si son arme de combat, le marxisme, a été détruite par l'usage monstrueux qui en a été fait, elle n'a pas encore été remplacée face au capitalisme sauvage qui fascise ce monde à grande vitesse. C'est là que nous aurons toujours besoin d'un Hanns Eisler, tout simplement l'un des très grands compositeurs de ce siècle, et l'un des rares qui aient su allier à ce point beauté et vérité.

Harry Halbreich

Crédits photographiques : Bibliothèque du Congrès / Wasinghton

 

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