Premier album de la pianiste Myriam Barbaux-Cohen : la pudeur de Granados

par

Enrique GRANADOS (1867-1916) : Livre des heures ; Lettres d’amour : Valses intimes ; Scènes poétiques, livres I et II ; Valses poétiques ; Allegro de concert ; Danses espagnoles, n° 2 : Orientale. Myriam Barbaux-Cohen, piano. 2019. Livret en allemand, en anglais et en français. 69.35. Ars 38 288. 

Dans le fond, en dehors des Goyescas et des Danses espagnoles, dont de superbes versions des unes et des autres ont été signées par Alicia de Larrocha, Aldo Ciccolini, Guillaume Coppola ou Jean-Philippe Collard très récemment, l’œuvre pianistique de Granados est-elle fréquentée comme elle le mérite ? On n’oublie pas, bien sûr, les intégrales de Marylène Dosse, déjà ancienne, ni celle de Thomas Rajna, mais les récitals isolés de grande qualité ne courent pas les rues. Pour son premier CD, la Française Myriam Barbaux-Cohen a choisi un panorama de partitions du compositeur espagnol où l’on ne retrouve pas les « tubes », mais un ensemble de pièces plus intimes et d’expression poétique.

La notice du livret nous apprend qu’après avoir étudié à La Rochelle, la pianiste a obtenu un premier prix de musique de chambre et de piano au Conservatoire de Gennevilliers en 1999 et en 2000. La distance est courte jusqu’au Conservatoire russe Rachmaninov de Paris, où elle se perfectionne ensuite auprès de Muza Rubackyte, dont elle devient l’assistante avant d’enseigner elle-même dans l’établissement de l’avenue de New-York, dans le seizième arrondissement, jusqu’en 2011. Trois ans auparavant, elle y a obtenu son diplôme de concert. Myriam Barbaux-Cohen va passer la décennie qui suit à étudier le répertoire vocal au Conservatoire parisien du Centre et devient accompagnatrice de chœurs et d’ensembles vocaux. Elle participe aussi à des masterclasses de Jean-Philippe Collard, François-René Duchable ou Michel Béroff et donne des concerts dans le cadre du programme de l’International Certificate Piano Artists, présidé alors par Philippe Entremont. Elle participe au Quintette Al-Prago, qui joue avant tout du Piazzolla, de 2009 à 2013. C’est dire si les intérêts de cette artiste sont multiples et éclectiques. Aujourd’hui installée à Francfort, elle donne des concerts privés et pour des associations caritatives, et elle enseigne la musique à des jeunes ainsi qu’à des personnes souffrant d’autisme et de troubles comportementaux. 

Enrique Granados est un esprit romantique et, dans sa musique, les réminiscences de Chopin, Mendelssohn ou Schumann se teintent de couleurs locales. Né à Lerida, ce Catalan (Albéniz l’était aussi) est un raffiné, à l’imagination rêveuse. Le programme s’ouvre par les trois pièces assez sombres du Libro de horas, date de composition inconnue, mais publié en 1912. Le jardin vespéral précède la douleur de la mort de l’oiseau moqueur avant Al suplicio, qui rappelle les évocations dantesques de Goya. Ces pièces ont été jointes, lors de l’édition, au premier Livre des Escenas poéticas composées entre 1904 et 1907, que la pianiste joue ici après les quatre très brèves et subtiles Cartas de amor (Lettres d’amour) de 1892 que Granados dédia à son épouse Amparo. Myriam Barbaux-Cohen dessine ces aveux tendres et expressifs à la manière d’une couronne d’admiration tressée pour l’aimée. Elle définit ainsi une cohérence d’esprit pour introduire les deux livres de ces Escenas poéticas et leurs sortilèges. Les trois pièces du premier Livre définissent un univers que se partagent berceuse, romance et danza de la rosa que la pianiste parcourt avec un sens clair du frémissement ; les quatre pièces du Livre II, publiées à titre posthume, ne sont pas loin de l’improvisation, avec des souvenirs de paysages mélancoliques suivis d’une religiosité sacrée qui ouvre la porte au salut profane de la Cancion de Margarita, puis aux silences intérieurs du poète endormi. Myriam Barbaux-Cohen choisit une atmosphère feutrée, aux intonations allusives. Le Bechstein qu’elle joue sait s’adapter à ces moments d’alanguissement et à leur demi-teinte. 

Le cycle des Valses poétiques de 1887 contient neuf pièces au cours desquelles le souci d’élégance, de vision sentimentale ou d’humour fin voisinent avec des rythmes balancés et vifs dont la noblesse n’est jamais absente. Myriam Barbaux-Cohen y ajoute de la délicatesse et une intimité qui leur confèrent un charme qui semble être un des moteurs de cette interprétation lyrique, harmonieuse et sans effets de manche. C’est bien le Granados raffiné que la pianiste présente, ne lâchant jamais la bride à d’éventuels débordements, même si l’Allegro de Concert de 1903 montre un plaisant relâchement à travers la forme fantaisiste que le compositeur y a inscrite. On sent ici tout un potentiel de virtuosité qui, bien que présente, ne vise pas l’esbroufe -ce qui serait facile- mais bien la saveur de la conversation animée. 

Guillaume Benoît, qui a signé la présentation, insiste sur la longue préparation à l’enregistrement, « une préparation sereine, où tout est mijoté à feu doux ». Le terme de « sérénité » est bien choisi, même si dès lors, le feu ne fait que couver sans s’enflammer. Un Granados au coin de l’âtre… Dans un petit texte qu’elle signe elle-même, Myriam Barbaux-Cohen évoque une rencontre à Barcelone avec Josep Colom dont nous avons récemment, dans ces colonnes, salué un disque Eudora de sonates de Chopin et de Liszt, et dont nous avons souligné la capacité de chant intérieur. C’est la même impression que l’on retient du présent récital qu’Oriental, la deuxième des Danses espagnoles, en suspension hypnotique, vient clôturer dans le même souci que celui qui a traversé le CD tout entier : la pudeur, celle qui prend sa source dans la sensibilité. Cette gravure, effectuée au Kulturzentrum Immanuel de Wuppertal en mai 2019, est une belle carte de visite pour Myriam Barbaux-Cohen dont nous espérons un autre témoignage de son art raffiné.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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