Giovanni Bellucci :  une intégrale des concertos pour piano de Beethoven aux multiples cadences

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Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Concertos pour piano et orchestre, intégrale ; cadences alternatives de Johannes Brahms, Franz Liszt, Carl Reinecke, Ferruccio Busoni, Gabriel Fauré, Bernhard Stavenhagen, Glenn Gould et Giovanni Bellucci. Giovanni Bellucci, piano ; Orchestre Symphonique Bienne Soleure, direction Kaspar Zehnder. 2020. Livret en français et en anglais. 255.00. Calliope CAL 2066 (un coffret de cinq CD).

Concours Reine Elisabeth 1995, session piano. L’Allemand Markus Groh se classe premier devant la Finlandaise Laura Mikkola. L’Italien Giovanni Bellucci est en troisième position ; en finale, il a interprété un spectaculaire Concerto n°1 de Tchaïkovski. Né à Rome en 1965 dans une famille où l’on ne trouve ni musiciens ni mélomanes, Giovanni Bellucci a un parcours atypique. Il a des dons artistiques : il peint dès l’âge de six ans, mais c’est surtout la musique qui l’attire. Il se lance dans l’aventure en autodidacte en apprenant à lire des partitions et en écoutant des disques. A quatorze ans, il est capable de jouer toutes les sonates de Beethoven. Remarqué par Franco Medori (vainqueur du Concours Beethoven de la Rai en 1979) lors d’une audition, il entre en 1981 au Conservatoire Santa Cecilia de sa ville natale. Dès l’année suivante, il donne sa première prestation avec orchestre à Pescara : la Totentanz de Liszt. Ses études romaines achevées, il est invité par Lazar Berman à Imola où il se perfectionne pendant cinq ans, y obtenant un master en 1996. Il bénéficie dans le même temps des conseils de Paul Badura-Skoda, Alfred Brendel, Murray Perahia, Maurizio Pollini et Brigitte Engerer. Giovanni Bellucci remporte de nombreux prix : Concours Casella de la Rai, Concours du Printemps de Prague (premier occidental à le gagner), Piano Masters de Monte-Carlo, Concours Claude Kahn... Belluci aime les monuments pianistiques, ce qui se traduit dans sa discographie : intégrale des concertos de chambre d’Alkan, transcription par Liszt d’œuvres symphoniques de Berlioz, dont la Fantastique, toutes les Rhapsodies hongroises de Liszt, intégrale des sonates et des symphonies de Beethoven… On le retrouve chez Decca, Accord, Opus 106, Danacord, Grand Piano ou Warner. Ses paraphrases d’opéras de Liszt ont été considérées par un magazine français parmi les dix meilleures de tous les temps. La presse internationale lui a accordé bien d’autres récompenses.

Dans le livret du présent coffret, on peut lire un avis de Lazar Berman : Bellucci est l’un des plus grands talents qu’il m’ait été donné d’écouter… à travers sa phénoménale virtuosité, il engendre un discours musical hautement novateur. Pour Calliope, Bellucci publie un projet original : une intégrale des concertos pour piano de Beethoven, agrémentée de multiples cadences, dont le pianiste explique lui-même l’intérêt : J’ignore s’il faut louer ou blâmer ceux qui -Busoni ou Brahms, Liszt avec son élève Stavenhagen ou son ami Reinecke, l’inattendu Fauré ou « l’espiègle » Glenn Gould, mais aussi moi-même- ont osé se confronter à l’inimitable talent de Beethoven. Je crois cependant qu’il est stimulant de voir dans le corps sacralisé des 5 Concertos pour piano et orchestre -a fortiori au seuil des célébrations du 250e anniversaire de la naissance du Tondichter- une belle occasion d’exercer sa capacité à être curieux. Ces enregistrements ont été effectués en public les 20 et 21 octobre 2015, et les sessions en studio entre 2017 et 2018. Chaque concerto fait l’objet d’un CD séparé (avec une photographie différente du pianiste sur les pochettes) ; les cadences alternatives figurent en complément de chaque CD.

Au cours de cette intégrale, dont le principe mérite à lui seul l’attention, Giovanni Bellucci fait la preuve de la « phénoménale virtuosité » évoquée par Lazar Berman. Le geste est toujours ample, l’engagement total, le jeu net et expressif, la liberté permanente et la sonorité riche et puissante. D’autant plus que le piano bénéficie d’une prise de son qui le met bien en avant et en accentue le dynamisme et la fougue. C’est une vision extravertie et conquérante que Bellucci propose, ce qui n’est pas pour nous déplaire, car on sent derrière les plans sonores, bien définis, la volonté de donner au corpus beethovenien une cohérence d’avancée et de vitalité. Le pianiste n’oublie pas de conférer aux largos, adagios et andantes des couleurs appropriées et des lectures lyriques, au sein desquelles les ombres et les lumières dialoguent de façon éloquente. Dans cette aventure, l’Orchestre Symphonique suisse Bienne Solleure, fondé en 1969, qui a eu notamment pour directeur musical Armin Jordan, est mené depuis la saison 2012-13 par son chef actuel, Kaspar Zehnder. Celui-ci avait succédé Jiri Belohlavek à l’Orchestre Philharmonique de Prague de 2005 à 2008 ; il s’est fait une belle réputation dans le domaine symphonique et lyrique. La formation et son conducteur s’inscrivent dans l’option choisie par Giovanni Bellucci : ils savent soutenir le discours, le mettre en valeur et ne font pas mauvaise figure face aux orchestres prestigieux de l’abondante discographie.

Si ce seul critère devait être pris en considération, il placerait cette intégrale en bonne place dans les références récentes. Mais le bonus, ce sont ces cadences intelligemment agencées qui renforcent l’intérêt du coffret Calliope. Prenons l’exemple du Concerto n° 1. Le premier mouvement, Allegro con brio est proposé en plage 1 jusqu’à la cadence. Là, interruption de la plage, ce qui permet le choix entre la cadence de Beethoven suivie de la coda, celle de Carl Reinecke (1824-1910) ou celle de Glenn Gould, suivies de la coda (1932-1982). Pour faire ce choix, il suffit d’une manoeuvre manuelle pour se rendre sur la plage concernée, ou d’effectuer une programmation préalable. Même démarche pour le troisième mouvement, Rondo - Allegro scherzando : choix entre les trois musiciens cités. 

Dans le cas du Concerto n° 2, le principe est le même mais le premier mouvement, Allegro con brio, est le seul concerné, avec des alternatives de Bernhard Stavenhagen (1862-1914) ou de Giovanni Bellucci lui-même. Pour le Concerto n° 3, on trouve quatre cadences pour l’Allegro con brio initial : Beethoven, Liszt, Brahms ou Fauré. Deux mouvements bénéficient de la diversité dans le Concerto n° 4 : Beethoven, Brahms ou Busoni pour l’Allegro moderato, ainsi que pour le Rondo : Vivace. Le concerto L’Empereur est dans la forme voulue par Beethoven. 

Des différences d’atmosphère et de durée dans les cadences apparaissent au fil des concertos, dans la continuité de l’esprit beethovenien ou s’en écartant de façon ludique. On pourrait ainsi évoquer le pianisme rayonnant de Reinecke ou de Stavenhagen, à la manière de Liszt, que celui-ci refrène cependant dans sa brève intervention, les options symphoniques de Brahms, l’apport impressionniste de Fauré, la bravoure maîtrisée de Busoni, les intuitions illuminées de Gould ou la foucade contemporaine, en décalage inventif, de Bellucci. Ce dernier accorde à ces facettes polyvalentes le même soin et le même enthousiasme que pour tout ce qui concerne le seul Beethoven. Ce coffret original et bien conçu (même si, au départ, on marque un temps de perplexité pour le processus à suivre) comporte toutefois une lacune. Chaque CD possède son propre livret de quinze pages ; le même texte y est reproduit intégralement. On y trouve des explications quant au soliste, à l’orchestre et à son chef Kaspar Zehnder. On découvre aussi deux pages, toujours les mêmes, qui sont un texte intéressant de Giovanni Bellucci, sorte de dissertation historico-philosophique avec des références à Emile M. Cioran ou à Vladimir Jankélévitch. Mais cela nous laisse sur notre faim. Une recherche approfondie a été sans doute nécessaire pour retrouver les cadences, les analyser et les peaufiner, et il aurait été utile de partager avec le mélomane les fruits de cette sélection en termes de circonstances historiques quant aux moments et à l’esprit des compositions. Ce coffret qui sort des sentiers battus aurait encore gagné en intérêt.

Son : 9  Livret : 6  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix    

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