Stravinski, Varèse et les musiciens de l'énergie

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Suite à la mise en ligne de l'article qu'Harry Halbreich avait consacré à Hanns Eisler, plusieurs lectrices et lecteurs nous ont contacté pour nous demander de republier les articles qu'Harry Halbreich avait proposé, en 1998, dans le cadre d'une série nommée "Ce siècle aura 100 ans".  Nous mettons en ligne cette semaine cet article consacré à des figures majeures du XXe siècle.

Le titre de cet article prête à des clichés réducteurs qu'il importe tout d'abord de dissiper. L'énergie n'est pas uniquement une manifestation de force physique, et surtout pas de violence. Elle est le fruit d'une concentration mentale et spirituelle permettant de canaliser, de concentrer cette force pour parvenir à un maximum d'intensité dans l'expression, laquelle ne se traduit pas obligatoirement par un surplus de décibels. Elle implique surtout une santé de l'âme, fruit d'une hygiène psychologique bien comprise, et qui peut et doit compenser le cas échéant les faiblesses d'un corps défaillant : Beethoven en demeure le modèle insurpassé, et dans notre quête des « musiciens de l'énergie » habitant ce siècle qui s'achève, il demeurera notre suprême référence. Quels sont, à des titres divers, ses successeurs dignes de cet écrasant héritage?...

Au vingtième siècle, l'accroissement considérable des effectifs orchestraux, la prodigieuse éclosion de la percussion et, plus récemment, l'intervention de l'amplification puis de l'électronique, ont permis à la dimension purement sonore d'atteindre et de dépasser le seuil de l'audition douloureuse. Mais, encore une fois, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, et de toute manière la violence dynamique pure plafonne et s'essouffle très vite si elle n'est pas mise en alternance avec des zones de calme, voire de quasi-silence. Or, ces dernières, par d'autres moyens, la tension harmonique par exemple, ou tout simplement la tension psychologique énorme d'une énergie latente contenue d'une main de fer, possèdent souvent un impact psychologique plus fort que les déchaînements physiquement les plus puissants. Un exemple insurpassable est fourni, dans Le Sacre du Printemps de Stravinski, par les quatre mesures quasi-inaudibles, mais proprement insoutenables de l'Adoration de la Terre, à l'issue desquelles la colossale explosion vitale de la Danse de la Terre fait l'effet d'une libération, donc d'une détente psychologique. Les « musiciens de l'énergie » ne sont donc nullement des fabricants de vacarme mais des démiurges capables de maîtriser la violence et de la plier à leur volonté. C'est dire qu'ils ne sont point nombreux, ce qui restreint le champ de cet article, mais aussi qu'il ne saurait s'agir que de créateurs d'exception. Et d'autre part ce sont le plus souvent des auteurs d'oeuvres brèves, ou du moins concentrées dans le temps.

Pour un parcours de ce genre au vingtième siècle, Le Sacre du Printemps (1913, achevé l'année précédente) est le point de départ obligé : c'est la Symphonie héroïque de notre siècle, comme l'Héroïque était Le Sacre du précédent. Ce sommet précocement atteint, sous peine de « plafonner » (un sous-produit « sacral » comme la Suite scythe (1914) de Prokofiev montre les dangers de l'entreprise !), Stravinski lui-même ne récidiva pas : la prodigieuse énergie des Noces sera beaucoup plus intériorisée, mais les échos du Sacre retentiront longtemps encore, jusque dans la Symphonie en trois mouvements de 1945. Prokofiev, quant à lui, réalisera son but, manqué dans la Suite scythe, avec ses deux grandes Symphonies des années 1920, la Deuxième et la Troisième.

Durant ces mêmes années, celles de la grande réaction anti-romantique de l'entre-deux-guerres, de grands aînés arrivant au sommet de leur carrière dans un état de jeunesse intacte donneront quelques-uns des plus beaux fruits de cette esthétique de l'énergie : je songe au Leoš Janáček  de l'éclatante Sinfonietta et de la dionysiaque Messe glagolitique, toutes deux de 1926, ou encore de l'ultime et sublime Deuxième Quatuor (Lettres intimes, 1928) et à Albert Roussel, dont la Troisième Symphonie (1930) lui valut de la part de Jacques Ibert l'épithète de « magnifique professeur d'énergie », laquelle s'applique aussi bien à sa Suite en Fa de 1926 et à son grand ballet Bacchus et Ariane de 1930. 

C'est là qu'il faut chercher l'énergie véritable, et non dans les nombreux produits, à cette époque, de l'engouement pour les machines et les usines. Car lorsqu'Arthur Honegger s'inspire d'une locomotive (Pacific 2.3.1., 1924) ou d'un match de rugby (1928), c'est dans l'esprit de la plus exaltante musique pure, celui-là même qui soulève sa Première Symphonie (1930), celui, aussi, qui gonflait d'un exaltant et viril souffle vital les grandes Symphonies du Danois Carl Nielsen, la Quatrième (l'Inextinguible, 1916 : « la musique est comme la vie, elle est inextinguible ») et la Cinquième (1922). La puissance plus sombre, plus amère d'un Béla Bartok, peut également se manifester en d'impressionnantes concentrations d'énergie vitale, dont le Premier Concerto pour piano (1926), le Quatrième Quatuor (1928) et la célèbre Sonate pour deux pianos et percussion (1937) sont peut-être les plus beaux exemples. Et comment oublier les splendides jaillissements de la Première Sonate pour violon (1920) et surtout du Premier Quintette (1923) d'Ernest Bloch ?... Ce compositeur suisse avait alors émigré aux Etats-Unis, la même année (1916) que le Français Edgard Varèse, sans doute le plus grand « musicien de l'Energie » avant Xenakis. 

Dans une brève mais éblouissante série de chefs-d'oeuvre nés dans la décade 1921-31, Varèse a, le tout premier, cherché cette énergie dans le coeur même des sons, et il aimait à citer le philosophe russe Hoene-Wronsky qui voyait dans la musique « la corporification de l'intelligence qui est dans les sons ». Fasciné par la vie bouillonnante des grandes villes (il adorait New-York, s'ennuyait à la campagne, mais était fasciné par les déserts), passionné de sciences et de techniques, il fut néanmoins tout l'opposé d'un cérébral, mais au contraire un tempérament viscéral et, tout compte fait, profondément romantique, le romantisme des gratte-ciel de béton, d'acier et de verre, mais aussi des solitudes galactiques remplaçant celui des petites fleurs cher au siècle précédent. Amériques et Arcana pour (très) grand orchestre, Hyperprism et Intégrales pour ensemble, Ionisation pour percussions, en sont des témoignages d'une fraîcheur coruscante et roborative intacte.

Aux Etats-Unis, Varèse fréquenta des compositeurs autochtones d'avant-garde aussi isolés que lui-même, parmi lesquels Carl Ruggles, dont le Sun Treader de 1932 ne saurait manquer dans ce panorama. 

Au même moment, à Paris, dans le sillage tôt dépassé de Prokofiev et de Roussel, un tout jeune Russe, Igor Markevitch, faisait sensation avec des oeuvres d'une force et d'une radicalité extraordinaires, avant tout L'Envol d'Icare et les Hymnes qui, au rebours de tout romantisme (contrairement à Varèse), sont des manifestations d'énergie vitale à l'état pur.

C'est une énergie d'autre sorte, d'essence quasi-beethovénienne, mais non sans l'apport vivifiant du jazz, que l'on trouve dans une grande partie de l'oeuvre de Michael Tippett, l'un des grands compositeurs humanistes de ce temps, oeuvre qui s'étend sur plus d'un demi-siècle, depuis la vitalité athlétique de ses juvéniles Concerto pour double orchestre à cordes et Première Symphonie jusqu'à la puissance tellurique de son monumental oratorio The Mask of Time, en passant par l'âpre tragédie de King Priam, le souffle monumental de la Troisième Symphonie et tant d'autres chefs-d'oeuvre dont l'ampleur temporelle n'exclut pas la concentration, mais contraste avec la brièveté adoptée par presque tous les compositeurs traités ici. 

Elle caractérise la quasi-totalité des quelque cent cinquante numéros du catalogue de Iannis Xenakis, fruits d'une activité créatrice ininterrompue depuis 1953, date de son officiel « opus 1 », Metastaseis, qui fit sensation et scandale à son apparition, cratère s'ouvrant en pleine glaciation sérielle. La pensée de Xenakis plonge ses racines millénaires dans la philosophie et la science de ses ancêtres grecs, notamment Aristoxène de Tarente, Héraclite et Pythagore, et dans l'art archaïque de Mycènes, plus âpre, plus fruste, mais pour lui plus fort que celui d'Athènes. D'autre part, Xenakis exerça longtemps le métier d'architecte, notamment comme assistant de Le Corbusier (le fameux Pavillon Philips de l'Expo 58 de Bruxelles fut son oeuvre). Cette pensée, basée sur les mathématiques transcendantes, le calcul des probabilités, les méthodes statistiques et stochastiques entraînant une perception globale des phénomènes sonores, n'est pas au départ destinée à s'incarner en musique, ce qui situe Xenakis en marge de tous ses contemporains, mais le rapproche des compositeurs « spéculatifs » du Moyen-Age et du Bach de l'Art de la Fugue. Il y a là-dedans une énorme énergie mentale, certes, mais se traduisant en une énergie physique plus impressionnante encore, et surtout, comme déjà chez Varèse, en une intensité expressive bouleversante, à mille lieues de la moindre sentimentalité, qui fait de lui une espèce de Beethoven de notre temps. Il s'est assez rapidement éloigné des contraintes mathématiques pré-calculées, pour écrire de plus en plus « d'oreille », ce qui a permis l'admirable épanouissement de ses grandes oeuvres des décades 1970 et 1980. Sa discographie comporte encore de très grosses lacunes, surtout dans le domaine essentiel de l'orchestre et des choeurs. Parmi les sommets de son oeuvre, cités ci-après, certains ne sont donc pas disponibles en CD pour l'instant, mais leur connaissance est essentielle : Synaphaï (1969) et Keqrops (1986) pour piano et orchestre, Cendrées (1973) et Nekuïa (1981) pour choeurs et orchestre, Aïs (1979) pour baryton, percussion et orchestre, Jonchaies (1977), Lichens (1983), Horos (1986), Kyania (1990) pour orchestre seul, et, parmi les innombrables pièces pour ensembles plus réduits, Eonta (1963), N'Shima (1975), Akanthos (1977), Palimpsest (1979), Ikhoor (1978), Thallein (1989), Echange (1989), Tetras (1983), Akea (1986) et tant d'autres, sans oublier les pages pour percussions comme Persephassa (1969), Psappha (1975) ou Pléïades (1978), et la liste est très loin d'être exhaustive ! Xenakis, « le » musicien de l'Energie entre tous, est sans doute le plus grand compositeur vivant.

D'autant plus indispensable qu'en cette fin de siècle morose, glauque, dépressive, vautrée dans la nostalgie impuissante de paradis perdus et d'ailleurs fictifs, l'énergie est devenue une denrée aussi rare que précieuse, preuve en soit la difficulté qu'éprouvent presque tous les compositeurs actuels à réussir un vrai Allegro. Alors, saluons avec éclat les jeunes « maîtres de l'Energie » en musique, car heureusement il y en a. 

En France, c'est le puissant tempérament de Pascal Dusapin (né en 1955, il travailla avec Xenakis), un de ces créateurs sans états d'âme paralysants, qui prouvent le mouvement en marchant, ce qui n'exclut pas une expression profonde, volontiers tragique. Qu'il écrive un oratorio (la saisissante Melancholia) ou un solo de violoncelle, un quatuor à cordes ou une grande page symphonique, ou encore un concerto d'une intimité bouleversante comme le récent Celo dédié à Sonia Wieder-Atherton et qu'il me tarde de voir enregistré, Dusapin brasse le son en pleine pâte, d'une main à la fois énorme et délicate. 

Sa contrepartie allemande serait le très fécond Wolfgang Rihm (1952), un pur expressionniste se fiant à son instinct très sûr plutôt qu'à des structures préétablies, d'où une musique essentiellement narrative, alternant brutalité et tendresse (car l'expressionnisme n'est jamais que du romantisme surmultiplié, et ce romantisme affleure fréquemment dans la musique de Rihm), dans une attitude de spontanéité totale parfois aux franges de l'écriture automatique. Rihm est fasciné par l'art brut, par Antonin Artaud, comment s'en étonner, et partage bien évidemment avec Dusapin une admiration sans bornes pour Varèse. 

En Finlande, nous trouvons également un « fort tempérament », Magnus Lindberg (né en 1958), mais avant tout vital, optimiste, un athlète des sons heureux de déployer ses muscles et son goût des couleurs éclatantes, mais avec une rudesse bien nordique qui montre en lui l'authentique héritier de Sibelius. Déjà abondante et très bien servie par le disque, sa production est celle d'un créateur sainement épanoui, dont la musique nous exalte et nous rend heureux. Plus âpre, plus complexe, plus secrète parfois, la musique de l'Ecossais James Dillon (1951) est aussi de celles qui subjuguent, par sa force concentrée, ses puissantes tensions expressives, reflet d'une vie intérieure capable de communiquer ses émotions. Cela ressort aussi bien dans ses deux grandes pièces orchestrales, Ignis Noster et Helle Nacht, heureusement enregistrées, que dans sa musique de chambre, dont le véhément Troisième Quatuor créé cet automne à Donaueschingen est la manifestation la plus récente.

Inclassable, le génie foudroyé de Francisco Guerrero (1951-1997) témoigne d'une quête d'absolu d'une vertigineuse intransigeance, se manifestant en un nombre restreint d'oeuvres brèves et hypertendues, profondément andalouses en leur passion brûlante et en même temps d'une totale abstraction. Structurellement, cette musique repose sur la géométrie fractale et la théorie du chaos, et Guerrero fut un pionnier dans ce domaine. Très peu connu de son vivant mais adoré par une poignée de disciples, il est appelé à un intense rayonnement posthume, et si jusqu'ici sa discographie a été pratiquement inexistante, la firme Col Legno prépare un CD de sa musique d'orchestre (dont l'ultime chef-d'oeuvre, Como Berenices, fut la sensation du dernier festival Musica de Strasbourg) et le Quatuor Arditti vient d'enregistrer son grand cycle de sept Trios et Quatuors à cordes, Zayin. De par l'allure générale de sa musique, notamment par l'usage de glissandi de cordes et d'intervalles infra-chromatiques, Guerrero a été qualifié un peu hâtivement de Xenakis espagnol, ce qui est vrai sur le plan qualitatif mais ne résiste guère à un examen un peu approfondi. Mais il se situe également dans la lignée escarpée et rare de Varèse comme le plus récent à ce jour des tout grands « musiciens de l'énergie ».

Ce panorama se terminera cependant par une femme, une Russe, une recluse mystique rongée elle aussi par la nostalgie vertigineuse de l'absolu, Galina Oustvolskaya (80 ans en 1999), que la violence parfois insoutenable de sa musique au mysticisme calciné a fait surnommer « la femme au marteau » : un marteau qui avec elle a trouvé son maître.

Harry Halbreich 

 

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