GerMANIA de Raskatov à Lyon : un opéra coup de poing

- Publié le 22 mai 2018 à 13:41
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En 2014, Cœur de chien, d'après Boulgakov, triomphait à l'Opéra de Lyon. La même intrépide maison accueille aujourd'hui la création mondiale d'un nouvel ouvrage du Russe Alexander Raskatov : GerMANIA, fresque tragique et sarcastique, renvoyant dos à dos nazisme et communisme - « les deux faces d'une même pièce », selon le musicien, qui sait de quoi il parle (il est né en Union soviétique en 1953).

De la main du compositeur, le livret (dans les langues de Goethe et de Tolstoï) s’inspire de deux opus théâtraux du dramaturge est-Allemand Heiner Müller (1929-1995). Il ne présente pas de narration continue, enchaînant sans entr’acte dix courtes scènes au cours desquelles défilent, dans des situations qui frôlent parfois le nonsense, une quarantaine de personnages (incarnés par seize chanteurs). On croise là des figures célèbres (Hitler, Staline, Goebbels, Brecht…), ou anonymes emportés par le flot de l’Histoire (soldats, veuves, prisonniers…). Si les cinq premières scènes se concentrent sur la Seconde Guerre mondiale, les cinq dernières illustrent plutôt l’errance de destins individuels, en Allemagne et en Russie, jusqu’à la chute du mur – voire au-delà, puisque le Géant rose, ce serial killer qui terrorisait Berlin en 1991 pour venger sa mère violée par des soldats russes, aura droit à une scène entière.

Raskatov a posé sur cette trame une musique qui, si elle paie parfois son tribut à Chostakovitch, se libère de cette estimable influence par son expressionnisme tendu à l’extrême. La figure de l’ostinato en est l’emblème, scandant « les âges parcourus dans l’inexorable machine à broyer, à humilier, à mordre, à torturer ». Percussions, guitare électrique ou célesta enrichissent de leurs sonorités intrigantes un orchestre profus (dirigé d’une main de fer par Alejo Pérez), enveloppant (certains musiciens sont disposés sur les balcons), gorgé d’atmosphères et de réminiscences (Wagner, Mozart, le jazz…). En à peine une heure et quarante-cinq minutes, ce savant fracas fait forte impression, jusqu’à un Auschwitz Requiem final entonné par le chœur, qui s’achève pianissimo sur les mots attribués au cosmonaute Gagarine : « Sombre est l’espace, très sombre »…

Sur le plateau, tout l’éventail des tessitures est requis, soigneusement distribuées : James Kryshak (Hitler) est bien le « ténor bouffe hystérique » voulu par Raskatov, Gennadii Bezzubenkov (Staline) une basse des abîmes, l’un et l’autre transformés en pathétiques dictateurs d’opérette. Parmi les petits rôles, mention particulière pour le contre-ténor stratosphérique d’Andrew Watts, pour le ténor haut perché de Karl Laquit (le Géant rose) et pour trois dames aux profils bien différenciés : Sophie Desmars (colorature), Elena Vassilieva (soprano dramatique), Mairam Sokolova (contralto). Si elle suit la plupart du temps les inflexions de la parole, l’écriture vocale, impitoyable, ne craint pas les grands éclats lyriques – ni les écarts à la limite de la déchirure.

La réussite tient aussi à la mise en scène de John Fulljames, qui ne fuit pas les visions d’horreur : meurtres, viols, soldat qu’on éviscère, Goebbels promenant le scalp d’un de ses enfants… Pour tout décor, Magda Willi a imaginé une étrange sculpture recouverte de tissus plissés et tournant sur elle-même, dans laquelle on découvre peu à peu que sont incrustés des cadavres. Les lumières au scalpel de Carsten Sander et quelques vidéos assurent les changements d’ambiances, dans une tonalité toujours oppressante, où l’oxygène se raréfie. Spectacle coup de poing, à l’image de l’opéra, qui se referme tel un tombeau, en mémoire de toutes les victimes de la barbarie.

GerMANIA de Raskatov. Lyon, Opéra, le 21 mai.

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