L’OSR centenaire !

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En cette dernière semaine de novembre, l’Orchestre de la Suisse Romande commémore ses cent ans d’existence par trois concerts exceptionnels.

Le 27 novembre, Jonathan Nott, son directeur artistique et musical, a choisi un programme éclectique débutant par une œuvre étroitement associée au répertoire de la formation, la Troisième Symphonie dite Liturgique d’Arthur Honegger, créée à Zürich le 17 août 1946 sous la baguette de son dédicataire, Charles Münch puis mise régulièrement à l’affiche par Ernest Ansermet. «J’ai figuré musicalement le combat qui se livre dans le cœur (de l’homme) entre l’abandon aux forces aveugles qui l’enserrent et l’instinct du bonheur, l’amour de la paix, le sentiment du refuge divin», déclarait le compositeur. Dans le Dies irae initial, le chef provoque l’opposition des blocs sonores aux arêtes tranchantes pour faire surgir l’exaltation des cordes face à la rigidité des cuivres. Le De profundis clamavi est une sombre méditation que transperce le lyrisme consolateur des violons contrepointé par les volutes de la flûte. Et le Dona nobis pacem ressemble à une marche inexorable, scandée par les cordes jusqu’au paroxysme de la violence ; puis un legato soutenu exprime l’apaisement en une conclusion impressionnante.

Intervient ensuite le premier tromboniste du Concertgebouw d’Amsterdam, Jörgen van Rijen, interprète du Concerto pour trombone que le musicien anglais James MacMillan lui avait écrit sur mesure et dont il assura la création mondiale en avril 2017. Sous la baguette de Jonathan Nott, il en assume la première exécution en Suisse, en profitant du cantabile neutre brossé en toile de fond pour développer, dans la tessiture grave, un solo en forme de contre-chant en utilisant la sourdine. Puis des stridences dans l’aigu provoquent glissandi et traits virtuoses, alors que résonne une sirène d’alarme. Changement de climat avec le lento qui ramène une ligne ample sur canevas de cordes rassérénées dont la harpe suggère l’étrangeté. Puis le tutti impose un finale où le soliste interpelle ses collègues de pupitre pour un combat de coqs… amical.

La seconde partie est beaucoup plus éclatante avec la célèbre Rhapsody in blue de George Gershwin, écrite pour jazzband et piano, totalement déformée ici par un orchestre trop grand qui la fait rugir comme le lion de la Metro Goldwyn Mayer. Mais au moins la clarinette goguenarde s’amuse à dialoguer avec le jeune pianiste Lucas Debargue, teenager virtuose émoustillé qui cultive les brusques contrastes entre un phrasé clair et des grappes d’accords déferlant sur le clavier. Et le concert s’achève sur un clin d’œil à Leonard Bernstein, lui aussi centenaire, avec les Danses Symphoniques extraites de West Side Story. Même si les claquements de doigts de nos musiciens semblent aussi timorés que les clameurs annonçant le mambo, le tout est emporté par une luxuriance de coloris enivrants qui s’irisent de demi-teintes dans les oasis pacifiés de Somewhere et de Cha Cha.

Le deuxième concert commence par une première audition genevoise, celle de Core du compositeur argovien Dieter Ammann, pièce pour effectif orchestral imposant, incluant cloches, gong et percussion, qui use de segments furtifs happés par un magma sonore tournant au tohu-bohu lacérant, ayant au moins un avantage, celui de ne durer que dix minutes. Ensuite, entre en scène le pianiste Pierre-Laurent Aimard, interprète de cette œuvre redoutable et difficile d’accès qu’est le Premier Concerto pour piano et orchestre de Béla Bartók. A la basse percussive omniprésente, le solo, tout aussi percutant, fait valoir la netteté du trait sur des formules rythmiques acérées, tout en recourant au glissando pour fluidifier le propos. Dans l’Andante, l’ostinato mélodique en notes répétées est ponctué par les timbales, tandis que le Finale est emporté par des déflagrations d’accords frénétiques.

Total changement de décor avec une Pastorale de Beethoven baignant dans une joyeuse exubérance grâce à de souples phrasés émanant naturellement de la baguette de Jonathan Nott. La scène au bord du ruisseau bruit de teintes vaporeuses en s’appuyant sur les cordes graves, tandis que la réunion campagnarde tient de la franche gaillardise, interrompue par un pianissimo inquiétant amenant un orage entrecoupé de brèves accalmies. Et c’est dans un forte expansif que s’exprimera la reconnaissance des pâtres avec les contrastes d’éclairage qui feront place au contentement général.

Et la semaine s’achève par le concert anniversaire, car le 30 novembre 1918, l’Orchestre de la Suisse Romande était fondé officiellement par Ernest Ansermet. Cent ans plus tard, jour pour jour, Jonathan Nott est aux commandes pour un programme de musique russe, répertoire étroitement associé à l’histoire de la formation.

La première partie est dédiée à Tchaïkovsky et commence par deux extraits de son opéra Eugène Onéguine, la Polonaise du troisième acte puis la Valse du deuxième acte : malgré quelques couacs des cornistes, la première page a fière allure en soulignant les oppositions entre les traits de cordes incisifs et les éclats redondants des cuivres, tandis que la seconde développe en pianissimo le motif dansant des violons, en laissant aux souffleurs le soin de dynamiser le coloris. Et c’est aussi par les effets de clair-obscur fortement soulignés qu’est déroulé le dernier des poèmes symphoniques trop peu connu, Voyevoda, op.78. Cette ballade est charriée par le torrent des archets grondant sous le noble dessin de la clarinette, alors que les premiers violons dépeignent un amour contrarié. Intervient en soliste la soprano Asmik Grigorian, native de Vilnius en Lituanie, remplaçant magistralement Sonya Yoncheva, malade. Dans le premier extrait, la scène de Lisa au troisième acte de La Dame de Pique, se dégagent immédiatement les caractéristiques de la voix slave au coloris plutôt sombre, affichant les moyens du lirico spinto qui possède l’ampleur de la ligne de chant. Le bref arioso de Iolanta est empreint d’une indicible tristesse embuant les quelques phrases de la narration. Et la longue scène de la lettre, au deuxième tableau du premier acte d’Eugène Onéguine, voit l’artiste suggérer l’ingénuité de Tatiana par un art du declamato utilisant subtilement le rubato pour exprimer le doute et les angoisses existentielles.

En seconde partie, le chef propose Une Nuit sur le Mont Chauve, non pas dans l’orchestration de Rimsky-Korsakov que l’on entend d’habitude, mais dans la version originale de 1867 instrumentée par Moussorgsky lui-même et ne comportant pas l’épilogue apaisé rajouté par son collègue. En un tempo rapide déferlent les fantasmagories sataniques d’un sabbat incandescent où crépitent les audaces d’écriture qui mettent à mal certains des pupitres. Et le concert s’achève judicieusement par un coup de chapeau à Ernest Ansermet qui créait, en avril 1919 à Genève avec l’OSR fraîchement émoulu, la Deuxième Suite qu’Igor Stravinsky avait tirée de son Oiseau de feu. Ici, Jonathan Nott exige précision des contrebasses, violoncelles et alti pour tisser la toile de fond de l’Introduction, nimbée des glissandi des violons puis pimentée par les bois faisant danser le féérique volatile. En un jour de lenteur ébauché par les cordes en sourdines, se déroule le tendre khorovod des princesses, brutalement interrompu par l’apparition tonitruante de Katschei l’Immortel, grimaçant sarcastiquement avec le basson qui se métamorphose ensuite en un chantre suave égrenant une émouvante berceuse. Et le Finale miroite de mille feux, concluant ce concert en apothéose devant un Victoria Hall archibondé et un public manifestant bruyamment sa gratitude.

Un regret toutefois : l’absence de la musique française, de ces Debussy, Ravel, Dukas, Chabrier ou Magnard immortalisés par le disque que l’on nous annonce prudemment mais bien parcimonieusement pour… mars 2019 !

Crédits photographiques : Enrique Pardo - OSR

Paul-André Demierre

Genève, Victoria Hall, les 27, 28 et 30 novembre 2018

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