Pascal Dusapin, compositeur

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Après la première mondiale retentissante de son dernier opéra, Macbeth Underworld, à la Monnaie en septembre dernier, Pascal Dusapin était de passage à Bruxelles où sa maison d’opéra de prédilection, BOZAR et le Belgian National Orchestra ont donné un bel aperçu de son œuvre. Au programme, le concerto pour violon Aufgang le 14 février, le Quatuor à cordes n°4 le 16, et Extenso (solo n°2 pour orchestre) le 22. Le 16 mai prochain aura lieu la création belge du concerto pour orgue et orchestre Waves

En dépit d’un agenda chargé, le compositeur nous avait donné rendez-vous à son hôtel. Son train matinal au départ de Strasbourg avait pris du retard. L’incident aurait presque été digne d’un opéra de John Adams : à mi-chemin, le convoi s’était immobilisé et une unité d’élite était montée à bord; un homme armé (celui d’Ockegem, de Josquin Des Prez ou de Palestrina ?) avait été aperçu arpentant un tunnel. Résultat des courses : de déviation en déviation, neuf heures de trajet pour rejoindre Bruxelles ! En de telles circonstances, d’aucuns auraient annulé l’entrevue. Pas lui. Exténué mais heureux comme Ulysse d’avoir enfin gagné ses pénates, il s’excusa d’ « avoir un peu l’air d’un fauve », s’empressa de combler son estomac vide depuis tôt le matin et nous accorda, entre deux bouchées, un entretien convivial de plus d’une heure, intarissable comme à chaque fois qu’il parle de son art. Avant de s’éclipser en coup de vent vers son prochain rendez-vous…

Lors de la remise des Prix Caecilia 2019, le 11 février dernier, vous avez tenu des propos très chaleureux envers la Belgique -et en particulier à l’égard de la Monnaie, qui, à vous croire, ne serait rien moins que votre « maison d’opéra de cœur »…

C’est tout à fait comme ça que je considère la Monnaie. C’est la seule maison d’art lyrique -et j’ai pourtant généralement de la chance avec l’opéra- à m’avoir consacré sept ou huit productions, dont trois créations mondiales : c’est au Théâtre Royal de la Monnaie qu’ont eu lieu les premières de Medeamaterial, Penthesilea et Macbeth Underworld, respectivement sous le mandat de Bernard Foccroulle et sous celui de Peter de Caluwe ; et Passion, O Mensch! et To Be Sung, ainsi qu’une nouvelle Medea, y ont également été portés à la scène. Parler de « fidélité » n’est donc pas exagéré. Et puis, je me suis toujours senti très bien à la Monnaie. À vrai dire, la Belgique, depuis ma prime jeunesse, a été toujours été très généreuse à mon égard ; mes œuvres y sont régulièrement exécutées en concert. L’une de mes grandes partitions orchestrales et chorales, Melancholia, a, elle aussi, été créée par l’Orchestre de la Monnaie. S’ajoute à tout cela l’amabilité du public et des interprètes belges. C’est très particulier. Les gens avec lesquels j’ai travaillé ici ont toujours fait preuve d’une grande bienveillance envers moi et à l’égard de mon travail. Mes rapports avec eux sont toujours assez doux et très professionnels. Je le dis sans aucune démagogie et sans vouloir flatter personne. 

Votre avant-dernier opéra à ce jour, Penthesilea, a été unanimement acclamé, notamment lors de la dernière édition des ICMA et des Prix Caecilia. D’aucuns le considèrent comme le plus abouti et le plus percutant des opéras que vous avez composés jusqu’ici. La musique est si forte qu’elle peut parfaitement se passer de l’image (en 2014, vous en avez d’ailleurs tiré une suite pour mezzo et orchestre, Wenn du dem Wind). À quoi attribuez-vous le succès de cette œuvre ?

Je suis évidemment très heureux du succès qui auréole cet opéra. Par un heureux concours de circonstances, le disque de Penthesilea est sorti dans les bacs au moment même où se déroulaient les répétitions de mon dernier opéra en date, Macbeth Underworld, qui a été monté ici, à la Monnaie, il y a quelques mois. J’étais plongé tous les jours dans Macbeth, et un soir, j’ai écouté Penthesilea dans l’appartement où je résidais, au centre de Bruxelles. J’ai alors réalisé combien les deux partitions étaient différentes ! Il est vrai que mes opéras se ressemblent peu ; je crois qu’ils abordent à chaque fois quelque chose de très particulier en termes dramaturgiques et lyriques, sollicitant ainsi différentes zones de l’écoute. Mais, pour en revenir à votre question, je ne sais pas vraiment à quoi tient le succès de Penthesilea. Je pense qu’il s’explique, notamment, par le fait que cet opéra a déjà été « assimilé »: les gens ne le découvrent pas, ils le redécouvrent. Le disque a beaucoup circulé et j’ai eu de nombreux retours très positifs. Je suis d’ailleurs très heureux, parce que la Philharmonie de Paris interprétera Penthésilée en version de concert à deux reprises l’an prochain. Ce sera l’occasion de vérifier si la musique peut effectivement « tenir » sans la mise en scène -même si j’ai été très satisfait de la mise en scène de Pierre Audi. 

Cela étant dit, je pense que je ne composerai plus jamais rien de semblable à Penthesilea. Quand on vit soi-même, en tant que compositeur, une histoire telle que celle-là, on va très loin dans l’expression du psychisme. On touche des zones de la psyché humaine qui sont très lourdes à porter. Personnellement, je compose toujours à ma table de travail, très concentré. C’est un travail très intérieur. Tout ce que vivent les chanteurs sur scène, je l’ai donc également vécu dans ma chair. Evidemment, moi, contrairement à l’héroïne du mythe, je n’ai assassiné personne [rires]. Mais j’ai véritablement vécu au cœur du drame. Et Penthesilea est probablement une acmé dans l’horreur. 

On ne rit pas beaucoup dans Macbeth Underworld non plus…

C’est vrai. Mais la thématique shakespearienne et le caractère « bouffe » de certains personnages adoucissent un peu l’effroi qui se dégage de Macbeth. À l’inverse, dans Penthesilea, aucun autre sentiment ne vient contrebalancer l’horreur, sinon peut-être celui de l’enfance, de la tendresse: Penthesilea passe d’une émotion presque enfantine à une sauvagerie ultime. L’œuvre débute d’ailleurs par un chant d’enfant, en quelque sorte. 

On reconnaît généralement votre musique à sa clarté, la transparence des lignes musicales, conjuguée à une palette instrumentale aux couleurs très contrastées. Vous n’avez pratiquement jamais recours aux tutti orchestraux pour traduire la violence qui s’exprime dans le livret ; cette violence sourd des bas-fonds, avec une remarquable sobriété.

En effet. Quand j’ai commencé Penthesilea, je me suis demandé comment exprimer la souffrance dans sa dimension paroxystique, mais sans faire hurler ni les voix, ni l’orchestre. La clarté des affects m’importe beaucoup. Lorsque j’ai écrit Medeamaterial, en 1991-1992, j’étais tout de même beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui… Et, déjà à l’époque, un critique allemand avait repéré le fait que, quand j’arrivais au meurtre des enfants, j’affaissais la totalité des moyens à ma disposition. Ce critique avait été très virulent à mon égard, mais je me suis fait la réflexion qu’au fond, il ou elle avait parfaitement compris mes intentions ! C’est une constante dans mon œuvre: quand la douleur devient maximale, j’affaisse les moyens. Lorsque je me suis attelé à cette partition, il y a un peu moins d’une décennie, je voyais ma femme fredonner des chansons à mon fils de dix ans, Anton; et je remarquais qu’à chaque fois, notre enfant s’apaisait et se lovait véritablement dans le corps de sa mère. Il réagissait de la même manière lorsque c’était moi qui lui chantais quelque chose (quoique je sois moins bon chanteur que Florence…). Et là, je me suis dit: « C’est ça ! Quand on souffre, ce qu’on désire, c’est redevenir tel un enfant. » Qui n’a jamais éprouvé cette sensation de retourner dans le corps originel, même à l’âge adulte ? L’évidence s’est imposée à moi: pour débuter Penthesilea, il me fallait un chant épuré, que j’ai énormément travaillé pour parvenir à cette simplicité. Il m’a fallu un an et demi pour esquisser ce chant -bien sûr, j’avais d’autres choses sur le métier en même temps, mais avant de commencer véritablement à plancher sur la pièce, j’ai mis toutes mes forces à ciseler ce chant. Cette petite mélodie me hantait. Au fil du processus, elle a subi de nombreuses versions différentes, jusqu’à devenir un thème, « le » thème conducteur de Penthesilea. Tout au long de l’opéra, cet intervalle de quinte se rappelle immédiatement à la mémoire à chaque nouvelle écoute. Lorsque Penthésilée est au comble de l’effroi, de sa propre peine, cette quinte refait son apparition et recentre sa douleur sur elle-même. 

Penthésiléa comporte une partie électroacoustique qui se fond dans le tissu instrumental. La musique électronique en elle-même a-t-elle encore un avenir, selon vous ?

La musique électronique a un devenir tout à fait particulier aujourd’hui. De nombreux artistes, qui ne viennent pas du monde de la musique classique, s’y intéressent de près. Des genres fascinants s’y déploient. Je me renseigne beaucoup sur ces musiques et les écoute aussi. Mais, pour revenir plus modestement à mon cas, mon point de vue concernant la musique électronique est extrêmement pragmatique. Depuis Perelà, j’utilise pas mal l’électronique (je l’ai notamment mise en œuvre dans Passion également). Mais je ne m’en sers que comme d’un outil théâtral. L’usage que j’en fais répond à des impératifs expressifs, opératiques, lyriques. Je ne nourris pas de théories très sophistiquées à l’égard de la musique électronique; en revanche, je tiens à sa parfaite intégration dans le tissu orchestral. Par exemple, dans Penthesilea -et c’était déjà clair dans Passion-, on ne distingue pas fondamentalement l’électronique du matériau orchestral. Je n’ai pas de partis-pris didactiques sur l’alliance entre l’orchestre et l’électronique: qu’elle soit instrumentale ou électronique, la musique me vient dans un même élan, même si je ne maîtrise pas aussi bien la technique électronique que la musique instrumentale -j’ai besoin de quelqu’un pour m’aider. Je fais des maquettes assez pauvres et travaille ensuite avec Thierry Coduys qui est vraiment un collaborateur magnifique sur ce terrain et me connaît par cœur. Il me propose des matières, on en discute et on modèle le son ensemble. Nous passons des heures à y travailler côte à côte et parvenons ainsi à bâtir cette pâte sonore très particulière et toujours très intégrée à l’orchestre. Prenez, par exemple, la séquence des flèches de Penthesilea, très spectaculaire (la Monnaie avait vraiment mis les moyens sur cette scène lors de la création de l’œuvre en 2015 ; il fallait un spatialisateur comprenant plus de soixante haut-parleurs. C’était fou !). J’avais dit à Thierry: « Je veux que les gens aient peur ! » Pour obtenir cet effet très court, nous avons dû fournir un travail considérable, que je n’aurais jamais pu réaliser seul.

Ce n’est donc pas demain la veille que vous accoucherez d’une œuvre électroacoustique…?

Je ne crois pas, non. Je n’y ai jamais pensé. Mais, au fond, qui sait ? En 2008, j’ai fait une installation pour la Nuit des Musées au Grand Palais, à Paris, qui était purement électronique. Mais c’était un événement particulier, avec des haut-parleurs grands comme des camions. C’est quelque chose qu’on ne pourra plus jamais refaire. Pour en revenir au théâtre, l’électronique a vocation à exprimer un ailleurs, un autre monde. En gros, elle est là pour renforcer une abstraction supplémentaire à la psyché. Par exemple, dans Penthesilea, lors la mort d’Achille, on n’entend qu’une seule flèche, à laquelle succède une petite procession électronique, qui illustre, en quelque sorte, le basculement du corps mort d’Achille; il y a là une matière électronique très douce, qui est comme un nuage. J’avais voulu réaliser ça à l’aide de l’électronique, dans la mesure où l’orchestre aurait été trop réaliste, presque trop humain…

Dans la production de vos opéras, quels rapports entretenez-vous avec les metteurs en scène ? Leur donnez-vous carte blanche ou leur imposez-vous des limites, un contrôle du respect de vos intentions ?

J’ai eu des relations magnifiques avec certains metteurs en scène, et d’autres absolument désastreuses. Je ne veux pas qu’un metteur en scène déplace le sens de ce que j’ai imaginé -et cela m’est arrivé souvent. On peut le faire avec La Traviata, parce que tout le monde connaît La Traviata. Je n’ai donc aucun problème avec les metteurs en scène qui décontextualisent un opéra classique au profit d’une vision plus moderne. Je peux très bien comprendre une telle démarche, que l’on connaît d’ailleurs déjà très bien dans le théâtre parlé. Mais dans le cas d’une création musicale, je pense qu’il est essentiel que le metteur en scène soit à l’écoute de son compositeur puisque le créateur, c’est d’abord le compositeur, pas le metteur en scène. Un des problèmes fondamentaux aujourd’hui avec certains metteurs en scène, c’est qu’ils sont frustrés de ne pas vraiment être des créateurs. Ils vivent donc sur le dos des autres en déplaçant les objets : ils « redéfinissent ». D’où ces interventions intempestives, ces prises de pouvoir sur l’œuvre musicale elle-même, au nom d’une vision qui serait prétendument « la » vision idéale. Après, certaines visions peuvent être très intéressantes ; je n’ai pas de point de vue très arrêté là-dessus. Mais, en ce qui me concerne, je sais très clairement quand j’ai été heureux avec un metteur en scène et quand j’ai été déçu. Dans le cadre d’une création, il très difficile pour un metteur en scène d’avoir une vision précise de l’œuvre à réaliser. Surtout dans mon cas, car, moi, je ne livre qu’une partition; je ne donne ni maquettes sonores, ni quoi que ce soit d’autre. Mais il faut créer un dialogue avec le metteur en scène. Cela a été le cas avec Thomas Jolly dans Macbeth : nous avons beaucoup échangé durant trois ans. Même s’il ne connaissait pas la musique, il en avait une perception, qui était évidemment fantasmée, mais qui fait que la production et les rapports que j’ai entretenus avec lui ont été extrêmement doux. Le travail de Pierre Audi sur Penthesilea fut un peu plus étonnant : c’était le deuxième opéra de moi que Pierre mettait en scène ; et, les deux fois, il ne m’a rien demandé ! Il m’avait dit une chose très jolie au sujet de Passion à Amsterdam : lors de la pré-générale, j’étais un peu inquiet. Je lui ai fait part de ma surprise quant au fait qu’il ne m’avait jamais téléphoné. Il m’a répondu: « Mais pourquoi l’aurais-je fait ? Tu as tout écrit ! Tout est clair dans ta partition ! » Pierre n’est pas plus musicien que Thomas ; mais il a une profonde compréhension de la musique, une espèce d’intuition presque animale avec les sons. Et cela s’est ressenti dans sa mise en scène de Penthesilea. L’an prochain, Macbeth sera produit en Allemagne. J’ai rencontré le metteur en scène en coup de vent lors de la première de Macbeth, ici-même, à Bruxelles; mais je n’ai pour l’instant aucun rapport avec lui, ça viendra bientôt…

« L’écriture d’un opéra », dites-vous, « me permet de rendre compte d’une inquiétude au monde ». 

Tout à fait. C’est cette inquiétude au monde qui explique que mes opéras ne racontent jamais vraiment d’histoire. Raconter l’histoire de quelqu’un à qui il arrive ceci ou cela et qui réagit comme ci ou comme ça, cela ne m’intéresse pas. Je pense que, sur le plan narratif, le cinéma, voire le théâtre, sont incomparables. L’opéra m’intéresse dans son allusion au monde, dans son caractère réflexif. Pour moi, il est la caisse de résonance de la psyché humaine. J’ai composé Medeamaterial en 1990, à l’âge de 35. Lors de la création de l’œuvre à la Monnaie, je me souviens que je ne parlais que de la guerre de Bosnie. Le temps passe, le contexte change sans cesse, mais Médée conserve à jamais son pouvoir métaphorique. Medeamaterial (que j’ai, dans l’intervalle, rebaptisé Medea) a aujourd’hui presque trente ans ; il a été monté à de nombreuses reprises, et j’ai vu quantité de metteurs ou metteuses en scène se réapproprier le mythe à partir de leur propre histoire ou de l’actualité. Quelqu’un qui tue ses enfants pour résister à des questions de gestion de territoires politiques, c’est en fait exactement ce qui est en train de se passer en Syrie à l’heure où nous nous parlons ! Il y a une trentaine d’années, Médée évoquait la Bosnie, aujourd’hui elle évoque la Syrie, et entre la Syrie et la Bosnie il y a des centaines d’exemples qui peuvent parfaitement trouver en elle un ancrage allégorique. Le mythe de Penthésilée raconte, certes, une histoire d’amour ; mais c’est aussi une histoire de lois. En ce sens, ma Penthesilea est intimement liée à Macbeth : alors que les personnages de Macbeth n’ont que faire de l’ordre juridique -en un sens, ce sont pratiquement tous des hors-la-loi-, Penthésilée, elle, respecte à la lettre la loi des femmes et elle finit par comprendre qu’elle ne peut plus vivre sous son joug. Des histoires de ce type, il suffit d’ouvrir le journal pour en trouver à la pelle ! Ce sont des métaphores extraordinaires du monde d’aujourd’hui. Pourquoi donc irais-je chercher ailleurs que dans les mythes les sujets de mes opéras ? À notre époque, une ribambelle d’hommes politiques, et même de « corps collectifs », des sociétés entières, incarnent Macbeth, par exemple…

Dans votre livre Une musique en train de se faire, vous écrivez: « Il y a des musiques qui valent mieux que d’autres : je préfère celles qui ne rassurent pas, qui déplacent, dérangent et détournent notre confort. Il y a des musiques qui saigneront toujours plus que d’autres ». C’est assez violent, tout de même…

C’est drôle que vous citiez ce passage: je viens de passer deux jours merveilleux à Strasbourg où j’ai donné des masterclasses (soit dit en passant, le niveau des étudiants au conservatoire aujourd’hui est à tomber à la renverse !). Lors d’un colloque, qui m’a notamment permis de rencontrer de jeunes compositeurs, l’un d’eux m’a dit sans détour: « Il y a beaucoup d’hémoglobine dans votre musique; ça saigne beaucoup, quand même ! » [rires]  La musique, c’est une pensée. Et le propre d’une pensée, c’est qu’elle doit vous faire penser. Et comment, où pensez-vous ? Que pensez-vous ? Et comment déplacez-vous cette pensée, qui est la vie même ? La vie doit être articulée autour de la pensée. Toutes les questions qui concernent l’existence, le chemin qui nous est imparti, doivent être régies par la pensée. Ce qu’on apprend à nos enfants si on les élève bien, si on s’emploie à leur inculquer quelque chose, c’est précisément de penser, de se déplacer en permanence et de résister à ce qui nous empêche d’évoluer, de réfléchir, de construire positivement notre vie. L’art a donc, à mes yeux, une fonction pour moi absolument essentielle; non seulement parce que je lui aurai consacré ma vie entière, mais aussi en raison de sa capacité autoréflexive : il questionne en permanence. Par exemple, il y a quelques jours, à Paris, je me suis procuré une nouvelle intégrale des quatuors de Beethoven, dont je suis un fanatique (c’est une très belle intégrale due au Belcea Quartet [Joker de Crescendo, ndlr]). J’ai un très bon système de son dans mon atelier, avec des haut-parleurs de deux mètres, plus vrais que nature. La musique était tellement puissante, saignante, que j’ai coupé court. Je me suis dit: « Arrête, sinon tu vas te mettre à pleurer ! » J’étais bouleversé par cette musique ; non seulement par l’interprétation, qui est certes très belle, mais surtout par la musique elle-même, que je connais pourtant par cœur. Je me suis dit: « C’est une musique qui me regarde et qui m’avertit : ‘Attention ! Si tu crois que c’est simple…’ ». C’est une musique qui m’oblige à devenir plus digne. Je ne suis pas Beethoven, mais j’ai quand même envie de ça : que ma propre musique construise des déplacements tectoniques chez les gens. Je n’ai pas envie de les rassurer en leur ressassant ce qu’ils connaissent déjà. Ne vous méprenez pas : j’aime mon auditeur ! Vraiment, il est très important pour moi ; sans lui, je ne serais rien. Mais j’ai envie de lui susurrer à l’oreille: « Voilà mon inquiétude. C’est vrai que ce que je pense n’est pas très drôle, mais réfléchissons ensemble, suis-moi où je veux te mener et essayons de construire le monde dont nous rêvons tous les deux. » Tout ça crée de la vigilance, de la conscience. Je l’ai souvent dit, mais je ne peux que le répéter. 

L’opéra a encore du mal à se défaire de certaines étiquettes ; on prétend que c’est un art d’élite. Les maisons lyriques du monde entier font pourtant des efforts incroyables sur le public. Et j’aime particulièrement la Monnaie parce que son public est très différent du public parisien ; ce n’est pas du tout la même perception sociale. Mais, nonobstant les clichés qui lui collent à la peau, l’opéra, c’est cette forme à la fois multiforme et hybride qui permet de s’inquiéter du monde.

Vous parliez de Beethoven. Une phrase de lui à son éditeur me vient à l’esprit quand je vous entends: « Ce qui est ardu est également bon, grand et magnifique ».

C’est sûr, oui. Faire sortir l’auditeur de sa zone de confort, c’est aussi ce que faisait Beethoven. Dans ses derniers quatuors, notamment.

Vous écrivez aussi: « Ecouter nous mène aux portes d’un monde infiniment subtil : celui des émotions. N’ayons aucune méfiance envers ce mot. L’émotion est une condition mentale à laquelle pas un n’échappe. Ce que nous recevons de la musique est une émotion. » Vous n’êtes donc pas hostile à la musique contemporaine « hédoniste » en tant que telle, mais bien à celle qui « enlise » l’auditeur dans ses habitudes d’écoute ?

Tout à fait. Je n’éprouve aucune suspicion envers les émotions. Je dis souvent que l’art consiste à en inventer de nouvelles. J’ajoute que ceux qui nient ça sont des hypocrites. Mais de quelles émotions parle-t-on ? Il s’agit de créer du désir, de la joie; mais de la joie qui questionne. L’idée, c’est de créer de l’éveil. C’est aussi le propre de la philosophie, que je rapproche souvent, pour cette raison, de l’exercice musical. Dans tous les débats esthétiques -le plus souvent idiots- qui ont cours dans les cénacles de la musique contemporaine, les néotonaux essaient de convoquer des figures archétypales qui ont fait leurs preuves il y a très longtemps. Et ils s’y accrochent de façon quasi désespérée. Ce faisant, ils charrient du même coup beaucoup de réflexes culturels, plutôt que de s’approprier un monde véritablement nouveau. À l’autre extrémité, certains compositeurs amateurs d’une grande radicalité contemporaine se jettent à corps perdu dans les mêmes débats. Pour eux, moi, je suis Claude François ! Ils n’acceptent pas de lâcher prise et se revendiquent aussi d’une tradition académique, qui est celle de l’avant-garde, celle de l’après-guerre, avec ses codes, ses systèmes de reconnaissance, ses principes hiérarchiques et sociétaux. Il y a une forme de bourgeoisie dans toutes ces controverses. Les partisans de ces deux extrémismes, je les renvoie volontiers dos à dos. 

« J’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend », disait Couperin… 

Ah, c’est beau, ça !

…mais ce que vous nous dites, vous, au fond, c’est que vous aimez ce qui vous touche et vous surprend tout à la fois…

Oui, c’est ça. Cela dit, les mots de Couperin n’ont plus le même sens aujourd’hui que de son vivant. Le Grand Siècle connut non seulement l’essor de la théorie des affects, mais aussi celui d’une théorie des effets. 

Pour en revenir aux débats esthétiques auxquels vous avez fait allusion, vue depuis la Belgique, la France donne encore souvent l’impression d’être un « ring de boxe » où se déroulent des querelles passionnées, parfois même acerbes, sur la scène musicale. On se souvient notamment d’une joute rhétorique qui vous a opposé à Karol Beffa et Jérôme Ducros suite à une conférence sur le thème « L’atonalisme. Et après ? », au cours de laquelle ce dernier décocha quelques flèches à l’adresse de Schoenberg, Boulez, Stockhausen et autres Kurtág.

Je n’ai jamais vraiment pris part à cette polémique amorcée par les compositeurs néotonaux que vous citez. Je ne renie pas ce que je viens de vous dire à leur sujet, mais il très rare que je tienne de tels propos, pour la simple raison que je me fiche complètement de ce genre de chicanes ! En l’occurrence, cependant, j’estimais que la tribune de Jérôme Ducros était indigne du Collège de France. Il me fallait réagir à cette indignité, et comme j’ai moi-même été titulaire de la chaire de création artistique en 2007 au sein de cette institution, j’ai subi une pression importante pour répliquer à ce qui, avec le recul, ressemblait fort à une provocation. Je l’ai fait, et puis j’ai jeté l’éponge : je n’ai plus jamais débattu de tout cela. À l’époque, j’ignorais même à quoi ressemblait Karol Beffa. Je ne le sais que depuis quelques jours : j’étais à un concert, et quelqu’un m’a dit qu’il était assis à côté de ma femme. Je ne l’avais pas reconnu…   

Lors d’un entretien qu’elle m’a accordé l’an dernier, la jeune compositrice française Camille Pépin me disait que sa génération n’a que faire de ces rivalités esthétiques et que les esthétiques les plus hétéroclites coexistent dorénavant en toute sérénité. Peut-on la croire ?

Camille Pépin a raison et tort à la fois, selon le point de vue d’où on se place. Tout dépend du réseau auquel vous appartenez. Si vous évoluez dans un cercle très « musique contemporaine » qui officie entre différents festivals ou institutions allemands, ou même français (prenez l’Ircam, par exemple), vous ne serez pas de son avis. Mais il est vrai qu’en France, il n’y a absolument plus aucun espace critique : il n’y a pas de débats, pas de revues, pas d’endroits où l’on pense ou se dépense ensemble. En ce sens, Camille Pépin a raison. Après, dire qu’on peut faire ce qu’on veut, que toutes les esthétiques cohabitent sans l’ombre d’un nuage, cela revient à prôner une forme de mondialisation artistique ; c’est un peu le règne de la « junk food ». En soi, c’est déjà un parti-pris esthétique. La vraie question n’est pas tant de savoir si les esthétiques cohabitent, c’est de savoir ce pour quoi vous vous battez, comment vous le faites et quelles sont les concessions que vous faites avec vous-même, avec les autres, le métier,… En somme: quel est votre désir. S’agit-il d’un désir capitalistique ? D’un désir émotionnel ? Une mise au point relativement à l’Histoire ? Pour quoi et pour qui êtes-vous prêt à mourir ? Cela dit, cette « cohabitation paisible des esthétiques », c’est vraiment un prêt-à-penser qu’on entend partout. C’est un « ready-made » ! 

Aufgang, dont ce sera demain la création belge, a été enfanté dans la douleur (la composition en a été interrompue en avril 2008, avant que vous ne la repreniez quelques mois plus tard à l’instigation de Renaud Capuçon, à qui l’œuvre est d’ailleurs dédiée). Quelle fut la cause de ces difficultés ?

Aufgang, c’est, de fait, une très longue histoire qui commence il y a treize ans. À l’origine, c’est le chef d’orchestre Marek Janowski qui me donna l’idée de composer un concerto pour violon. En 2008, lors des répétitions de Passion au Festival d’Aix-en-Provence, je travaillais déjà depuis des mois sur cette œuvre. Malheureusement, la partition eut un destin très contrarié parce que trois ou quatre solistes de renom international -tels qu’Anne-Sofie Mutter-, dans un incessant mouvement de balancier, faisaient mine de vouloir le jouer, puis hésitaient ou ne donnaient plus signe de vie. Je n’arrivais jamais à avoir une vraie réponse de leur part. L’orchestre qui était derrière la commande (que je ne nommerai pas) n’a pas fait preuve d’une grande solidarité à mon égard. Alors, pour la première fois de ma vie, j’ai posé le crayon ! J’avais de gros problèmes à l’époque avec le metteur en scène dans le cadre de la production de Passion et j’étais très contrarié. Je suis sorti de sorti de cette production mortifié, car je détestais cette horrible mise en scène (je m’autorise à le dire dix ans plus tard) et je me suis attelé à mon livre, espérant qu’un jour je reprendrais la composition de ce concerto. Deux ou trois ans plus tard, Renaud m’a donné rendez-vous dans un café parisien. Nous ne nous connaissions pas encore. Il ignorait tout de cette histoire et m’a demandé si ça m’intéresserait de composer un concerto pour violon. Je lui ai alors dit que j’en avais un sur le métier. Et un peu plus tard -car dans l’intervalle je m’étais investi dans d’autres projets-, j’ai donc repris la composition d’Aufgang exactement là où je l’avais abandonnée quelques années auparavant. Ce qui est cocasse, c’est que, chaque fois que j’écoute Aufgang (qui a tout de même été exécuté à de nombreuses reprises, sous les doigts de plusieurs violonistes), je me rappelle très exactement l’endroit où j’avais interrompu mon travail. En mon for intérieur, je m’amuse beaucoup avec ça : je compte les mesures, et paf ! Je revois le moment précis où j’avais posé le crayon. Une chose continue de me surprendre: c’est que la césure ne s’entend pas ! Le discours musical suit son cours avec une totale fluidité… 

Renaud m’a accompagné tout au long de l’écriture de ce concerto. Il a été formidable ! J’ai planché sur la partition pendant un an (au départ, nous devions créer l’œuvre à Boston ; durant une année entière, j’ai donc composé en ayant en tête l’orchestre de Boston. En fin de compte, mon concerto fut remplacé dans la programmation par celui de Sibelius). Renaud m’envoyait des textos de Tokyo, de New York, de partout où il allait, pour me demander où j’en étais. Nous nous sommes vus plusieurs fois, mais je ne lui ai montré la partition qu’une fois celle-ci terminée. Peu avant la création, qui devait finalement se dérouler à Cologne, il est venu chez moi pour travailler. J’avais préparé mes crayons rouges, car je m’attendais à devoir effectuer des corrections. Figurez-vous que je n’ai pas dû changer une seule triple croche, ni un seul dièse ou bémol ! Au fil des exécutions, j’ai moi-même changé quelques notes, simplifié l’un ou l’autre passage; mais Renaud, lui, ne m’a rien demandé. 

Après avoir achevé Aufgang, j’ai composé un concerto pour violoncelle, Outscape, à l’intention d’Alisa Weilerstein et de l’orchestre de Chicago. C’est comme un trio. Et ensuite, mon double concerto, At-Swim-Two-Birds, pour le violoncelliste Matthew Barley et Viktoria Mullova, une autre violoniste prodigieuse. 

« L’image la plus proche de mon intention », écrivez-vous au sujet d’Aufgang, « reste celle d’une levée de lumière (‘Aufgung des Lichts’) ». Cette lumière est-elle celle qui se dégage du lyrisme dans lequel baigne la partie soliste ? 

Aufgang est assurément très lyrique. D’ailleurs, je ne distingue pas fondamentalement ce concerto et mes opéras. La lumière à laquelle je fais allusion lorsque je tente d’expliciter cette partition est évidemment une métaphore. Vous savez, les titres, c’est très particulier. Chaque compositeur pourrait vous faire une réponse différente, naturellement, mais chez moi, un titre, c’est soit quelque chose qui s’impose pendant la composition, soit quelque chose qui préexiste à l’œuvre. C’est aussi une façon de « classer » les œuvres, mais c’est toujours quelque chose qui s’impose à moi de façon essentielle. Et en l’occurrence, Aufgang a à voir avec l’iridescence, quelque chose qui veut sans cesse s’ouvrir vers l’aigu, devenir transparent, presque disparaître. Et qui se termine de façon assez tragique aussi, car l’instrument est finalement encagé progressivement et se débat contre une matière qui veut, en quelque sorte, l’étouffer. Sans doute ai-je un beau jour découvert ce mot allemand. Comme toujours, j’ai d’abord réagi au niveau sonore ; j’aimais ce terme. Je savais bien sûr ce qu’il signifiait, mais je me suis renseigné auprès d’amis allemands pour en saisir toutes les nuances. Ils m’ont répondu que le sens profond de ce mot était, en fait, très philosophique : il pouvait aussi avoir des significations très prosaïques, mais son sens premier relevait du désir d’une luminescence, en tout cas d’une ascension vers la lumière. Je me suis dit que c’était le titre qui convenait. Mais il n’a pas de « programme » à proprement parler dans Aufgang. Pour le coup, un titre tel que « Aufgang des Lichts » aurait été trop programmatique ; c’est pour cette raison que je ne l’ai pas retenu.  

Avez-vous d’autres projets ce mois-ci ?

En début de semaine prochaine, je serai à Montréal, pour la création canadienne de Waves, pour orgue et orchestre, avec Kent Nagano et Olivier Latry (un artiste extraordinaire !). L’œuvre sera jouée à Montréal à deux reprises, ainsi qu’à Toronto. De retour en France, j’aurai tout juste le temps de me replonger dans mon travail avant la reprise de Macbeth Underworld à Paris. Tous ces voyages sont exaltants, mais assez peu compatibles avec la composition -encore que je compose à peu près partout… 

Bruxelles, le 13 février 2020

Crédits photographiques :  © Marthe Lemelle / Salabert

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