Respighi et sa Belle au bois dormant : quand la magie opère…

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Ottorino RESPIGHI (1879-1936) : La bella dormente nel bosco, conte de fées musical en trois actes. Mise en scène de Leo Muscato. Veta Pilipenko, Angela Nisi, Antonio Gandia, Vincenzo Taormina, Shoushik Barsoumian, Lara Rotili, Claudia Urru, Enrico Zara, Nicola Ebau, Francesco Leone, Marco Puggioni. Chœurs et orchestre du Théâtre Lyrique de Cagliari, direction Donato Renzetti. 2020. Livret en anglais. Sous-titres en italien, anglais, allemand, japonais et coréen. 88.00. Un DVD Naxos 2.110655. 

Trop souvent occultée par la célébrité des Pins de Rome, des Fontaines de Rome, des Fêtes romaines, de Gli Uccelli ou du ballet La Boutique fantasque sur des thèmes de Rossini, le reste de la production d’Ottorino Respighi est cependant mieux connu depuis que des labels comme Chandos ou Naxos se sont lancés dans des publications. Dans le domaine de l’opéra néanmoins, ce créateur abondant n’a pas encore atteint une véritable reconnaissance, malgré la dizaine de titres que l’on peut aligner, dont Belfagor (1923) ou La fiamma (1934). Le conte de fées musical La bella dormente nel bosco, qui s’inspire du texte de Perrault que tout le monde connaît, est ressuscité par un spectacle filmé au Teatro Lirico di Cagliari en février 2017, diffusé par Naxos sous la forme d’un DVD (aussi en Blu-Ray). Ce petit bijou a été conçu en 1922 suite à une commande de Vittorio Podrecca (1883-1959), directeur du Teatro del Piccoli, une compagnie romaine de spectacles pour enfants qui bénéficiait d’une renommée internationale. La production, qui portait alors le titre de La bella addormentata nel bosco, était destinée à des marionnettes accompagnées de l’orchestre, les chanteurs, chargés de plusieurs rôles, évoluant en coulisses. La direction musicale de la création fut confiée à Renzo Massarini, un proche du compositeur. Le succès fut tel qu’une tournée mondiale fut organisée. A Londres figurait notamment dans la distribution Cissie Vaughan, élève d’Adelina Patti et de Ruggero Leoncavallo. 

Respighi entreprit une révision de l’œuvre en 1934 pour le Théâtre de Turin, dont la première eut lieu sous la direction du compositeur, avec son titre définitif, celui que nous connaissons. Cette fois, plus de marionnettes, mais des chanteurs-acteurs et des danseurs mimes. Respighi modifia et compléta aussi des parties instrumentales. Il existe une troisième mouture posthume, réalisée en 1967 par la veuve de Respighi, qui fut donnée à Turin en version concertante. Ce que l’on voit sur le DVD Naxos, c’est la révision de 1934, dans laquelle on entend des réminiscences de la musique baroque, dont Respighi s’inspira à plusieurs reprises, mais aussi de Strawinsky, Puccini et même Wagner (la présence de la Fée verte) et, en fin de parcours, une évocation du menuet, puis du foxtrot. Tout cela donne un spectacle délicieux, brillant, coloré, que la mise en scène de Leo Muscato magnifie à la manière d’un vrai conte de fées, souvent au premier degré, ce qui préserve son charme immédiat.

Il faut dire que l’orchestration, dont Respighi est un maître, est d’un intérêt constant. La partition brille de mille feux, dans une spontanéité jaillissante permanente. Construite en trois actes de deux scènes chacun, cette pièce lyrique est idéale pour un moment visuel et vocal, car il contient des danses et des chants strophiques qui relancent sans cesse l’action. Leo Muscato, qui s’est déjà aventuré dans Puccini ou Verdi, a opté pour une mise en scène implantée dans la logique du récit, sans recours à des transpositions modernistes qui auraient pu le dénaturer, lui conservant ainsi cette indispensable part de merveilleux et d’enchantement. Dès la première scène, on est plongé dans un univers onirique, dans lequel l’évocation de la nature et la présence d’oiseaux (le rossignol et surtout le coucou) accompagnent des costumes chaudement bigarrés et un ballet d’ombrelles. Au fil du temps, les couleurs, le bleu, l’orangé, le vert, mais aussi le noir, seront au rendez-vous, avec des effets subtils de rideaux ou de voiles. Pas de surcharge au niveau des décors, y compris lorsque des araignées tissent une toile géante pour protéger la princesse endormie, car l’accent est mis sur les deux axes temporels : habits et atours du XVIIIe siècle, parfois stylisés, au cours des deux premiers actes, puis vêtements élégants de notre époque lorsque, trois cents ans plus tard, le baiser du Prince d’Avril va réveiller la Princesse et lui offrir l’amour inespéré. Dans ce domaine, la responsable des costumes, Vera Pierantoni Giua, a eu la main heureuse.

L’ambiance est souvent chorégraphique, ce qui ajoute au charme global. Pourtant, le drame n’est pas négligé non plus : lorsque la Fée verte vient lancer sa malédiction, furieuse de ne pas avoir été invitée par le Roi à devenir marraine avec ses consoeurs réunies autour du berceau de la nouveau-née, la tension tragique est bien présente. Pour contrebalancer ce moment fort et conjurer le sort, l’intervention de la Fée bleu vient ranimer l’espoir : si un Prince vient donner un vrai baiser à la Princesse, celle-ci se réveillera et connaîtra le bonheur. Ici, on bascule dans la poésie et la fraîcheur la plus complète. On pourrait citer maintes scènes réussies : le milieu de l’acte I, lorsque l’Ambassadeur du Roi vient annoncer comiquement, avec appel de trompette, l’invitation aux fées, ou la première scène de l’Acte II au cours de laquelle, après le salut au printemps et aux fleurs, une vieille dame, accompagnée de son chat, voit apparaître la Princesse égarée dans le château. L’apprentissage du tricot par la Princesse et la représentation de la pelote de laine sous forme humaine fait penser à un dessin animé. Les danses sont, elles aussi, bien menées, qu’il s’agisse des petites filles non loin du berceau ou du bouquet final débridé qui mélange le menuet baroque au foxtrot américain. On éprouvera encore bien du plaisir à voir le Prince Avril évoluer dans la forêt où il doit affronter les araignées, sa découverte de la Princesse endormie sur un croissant de lune, avant la scène tendre qui les réunit dans l’amour. Quant aux prises de vue de cette séance publique, elles sont correctes, tout comme les lumières. 

Le plateau vocal est impeccable, d’un bout à l’autre. Les rôles de la Princesse et de son libérateur le Prince d’Avril sont tenus par la ravissante soprano Angela Nisi, au timbre clair, et par le valeureux ténor Antonio Gandia, que l’on a déjà entendu à l’Opéra Royal de Wallonie. Les autres protagonistes tiennent plusieurs rôles. C’est le cas de la mezzo Veta Pilipenko, qui s’est déjà produite à l’Opéra de Paris et qui joue trois personnages, dont celui de la Reine et de la vieille dame au tricot, ou du baryton Vincenzo Taormina, Ambassadeur puis Roi. Ou encore de la soprano Lara Rotili, qui compose plusieurs facettes à elle seule : l’impressionnante Fée verte, qu’elle incarne magistralement dans un registre brillant et féroce, le Chat ou une Duchesse. Tout le monde est idéalement distribué, tant sur le plan du jeu théâtral que de la qualité de la voix. Mais la palme revient à la soprano Shoushik Barsoumian, la Fée bleue, fascinante de justesse, de présence ensorcelante et de grâce. Cette cantatrice d’origine arménienne qui a déjà brillé en Gilda (Verdi), Musetta (Puccini) ou Adina (Donizetti) est un régal pour les yeux comme pour les oreilles. Le public ne s’y trompe pas : c’est elle qui reçoit l’ovation la plus enthousiaste lors du salut final. 

Ce délicieux conte de fées, que l’on qualifiera de léger, de délicat, de fin et de racé, est de plus admirablement servi par les chœurs et l’orchestre du Teatro Lirico de Cagliari. A leur tête, on saluera la performance de Donato Renzetti, né à Milan en 1950. Ce chef d’orchestre a été l’assistant de Claudio Abbado à la Scala de Milan. C’est à Salzbourg qu’il a fait ses débuts avec le Requiem de Verdi, puis dans les Arènes de Vérone. Très sollicité, il a dirigé sur la plupart des scènes lyriques de la Péninsule. On l’a applaudi à Paris, à Londres, à Lisbonne, à New-York ou à Tokyo, mais aussi à Liège et à l’Opéra flamand. Il anime ce délicieux Respighi avec toute la saveur et la juvénilité qu’il mérite. Un regret parmi ces compliments : pas de sous-titres en français. Il serait temps que Naxos prenne conscience que le public francophone existe !

Note globale : 8

Jean Lacroix  

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