Martin Reimann et des cordes en boyau pour de souveraines sonates d’Ysaÿe

par

Eugène Ysaÿe (1858-1931) : Six Sonates pour violon seul, Opus 27. Martin Reimann, violon. 2019. 68’51. Livret en anglais, en allemand et en français. 1 CD Passacaille. PAS 1083.

Le répertoire pour violon seul a connu plus de deux siècles de relative disette. Entre les Six Sonates et Partitas de Johann Sebastian Bach (1720), et les Six Sonates Opus 27 d’Eugène Ysaÿe (1927), on ne trouve guère que des œuvres écrites par des violonistes-compositeurs dont l’intérêt est le plus souvent essentiellement technique, voire pédagogique (même si cela n’exclut pas, comme pour les Vingt-quatre Caprices de Niccolò Paganini, une réelle valeur expressive). Mais, si l’on excepte les sonates de Max Reger (4 en 1900 et 7 en 1905), très influencées par Bach et qui, sans mériter sans doute le quasi oubli qu’elles subissent, ne peuvent rivaliser avec leur modèle, il faut attendre Eugène Ysaÿe pour retrouver une ambition musicale, et un niveau artistique assez élevé pour attirer les plus grands musiciens. 

Six sonates, donc. Chacune, qui possède sa propre identité, est dédiée à un immense violoniste de ce temps, et donc collègue d’Ysaÿe. D’une grande difficulté mais remarquablement écrites pour le violon, elles sont idéales, isolément, pour des concerts, et prises dans leur ensemble pour un programme de CD (ou de 33 tours). Elles ont souvent été gravées, notamment par des violonistes en début de carrière discographique. C’est le cas de Martin Reimann, qui en est à son deuxième enregistrement, après un subtil Trio de Tchaïkovski (Passacaille, avec Claire Chevallier et Sergei Istomin), tout en finesse, sur instruments d’époque.

Là encore, le dos de la pochette nous prévient : cet enregistrement est réalisé sur cordes en boyau. Il faut savoir qu’au moment de la composition de ces œuvres, le débat faisait rage entre les violonistes qui se convertissaient aux nouvelles cordes métalliques, en particulier pour la plus aigue (la corde mi, dite chanterelle), quand d’autres restaient fidèles au boyau. Dans le livret, des citations en attestent : Toscha Seidel et Mischa Elman défendent le boyau au nom du toucher et de la qualité du son, tandis que Jacques Thibaud annonce avoir franchi le cap à cause de la fragilité du boyau. 

Nous sommes donc en présence d’un enregistrement « historiquement informé » d’œuvres écrites en 1923. Voilà quelques années maintenant que cela ne surprend plus beaucoup, tant de pianistes ayant utilisé de merveilleux instruments du début du XXe siècle. Mais c’est beaucoup plus rare de la part de violonistes, et ne serait-ce que pour cette raison, la démarche de Martin Reimann doit être saluée.

Mais il y a bien d’autres raisons, plus profondes, de se réjouir de cet enregistrement. Tout d'abord, nous sommes frappés par la douceur de la sonorité des aigus, le grain de son des graves, la netteté des attaques, qui ne sont jamais dures. Il faut aussi noter l’excellente prise de son de Jean-Daniel Noir, précise et naturelle, en parfaite cohérence avec l’interprétation.

Il existe des versions de ces sonates plus flamboyantes, plus extraverties, sans doute plus impressionnantes sur le plan de la virtuosité pure. Ce n’est clairement pas le parti pris de Martin Reimann. Il ne cherche surtout pas l’esbroufe. Les tempos sont dans l’ensemble plutôt mesurés (mais quand il le faut, il peut aussi se montrer d’une vélocité magistrale), et la lisibilité polyphonique est toujours remarquable.

Il y a dans tout cela un maintien de grande tenue. Peut-être que certains trouveront que cette maîtrise nuit à un engagement émotionnel plus perceptible. C’est affaire de goût. Car cette hauteur de vue n’est en aucun cas froideur. Le jeu de Martin Reimann est d’une fluidité qui nous rend complice de son interprétation. Assurément, la sensibilité est bien là, et ce musicien sait exprimer une tendresse très émouvante.

Dans le livret trilingue, un long texte de Richard Sutcliffe, très intéressant, sur l’école belge de violon. Il est dommage que la question des cordes métalliques vs boyaux n’y soit pas développée (elle n’est donc abordée que dans les citations de violonistes, ainsi que dans les quelques lignes du dos de la pochette, mais rien de tout cela n’est traduit, de sorte que l’acheteur non anglophone passera à côté de la question), et surtout l’on peut regretter qu’il n’y ait pas un mot sur les œuvres. On trouve aussi, dans le livret, de très émouvantes photos. Une d’Ysaÿe en page de couverture, avec un regard à la fois perçant et lointain et où, malgré le recadrage, on devine le colosse qu’il était. Puis chacun des six destinataires de ces Sonates (Szigeti, Thibaud, Enesco, Kreisler, Crickboom et Quiroga), œcuméniquement réunis sur la même page. Et enfin, l’interprète (photographié par Damien Guffroy) avec le visage dans l’ombre derrière son violon – et ses cordes en boyau – qui capte toute la lumière, puis en dernière page à nouveau le compositeur (photographié par la Reine Élisabeth de Belgique), en costume et avec son violon sur des dunes au bord de la mer, où il était venu jouer pour les flots pendant la Première Guerre mondiale.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9 

Pierre Carrive

 

 

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