Kathleen Ferrier : simple et noble

- Publié le 2 mars 2021 à 18:45
Photo : Warner
Simple et noble : c'est ainsi que Sir John Barbirolli décrivait Kathleen Ferrier. Près de soixante-dix ans après sa mort, le rayonnement de la contralto britannique demeure intact. L'écouter aujourd'hui, c'est pénétrer dans un univers où la diversité des époques et des styles est unifiée par un regard et un timbre. Kathleen nous prend par la main et nous mène à travers des paysages qui furent les siens, pour nous aider à y trouver une part de nous-mêmes.

Paradoxe cruel : cette artiste trop tôt disparue fut aussi une tard-venue. Ferrier ne fut en rien un phénomène, une « sensation ». Ses ailes de chanteuse mirent du temps à se déployer pleinement. Elle-même sentit un appel : la nécessité de la musique lui apparut si puissamment qu’elle y consacra tout le temps que lui laissaient son emploi d’opératrice téléphonique puis les servitudes de la femme au foyer. L’incertitude, la frustration, le doute ne lui furent pas épargnés.

Pour y répondre, elle n’eut qu’un recours : apprendre, et apprendre encore. Le piano vint en premier. D’emblée il ne fut pas simple divertissement amateur, mais travail assidu ouvrant les portes d’une carrière possible. Adolescente encore, Ferrier suivit avec scrupule le parcours initiatique des impétrants, se mettant à la rude école des concours, des concerts, des diplômes. Premier prix au concours de Manchester, elle fit son premier voyage à Londres en 1928 pour la finale interrégionale au Wigmore Hall. Trac trop intense, Steinway trop grand : elle échoua.

Par le piano, elle vint à la voix. Elle obtint son premier engagement comme accompagnatrice en 1929. Il lui parut soudain que c’est de ce côté-là sans doute qu’il fallait chercher. Elle ne se reconnaissait pas de voix et personne n’avait repéré chez elle une vocaliste née. Diplôme de professeur de piano en poche (1931), elle pria la chanteuse qu’elle accompagnait, Anne Chadwick, formée à l’école italienne, de lui donner des leçons de chant. Après Anne Chadwick et des cours de diction complémentaires, elle reçut à partir de 1939 l’enseignement de J.E. Hutchinson, qui la guida pendant les premiers temps, qui étaient aussi ceux de la guerre : elle venait pour des leçons de trente minutes, raconte-t-il, et elle restait plus d’une heure et demie, infatigable disciple. Apprentissage aussi, son engagement dans le Council for the Encouragement of Music and the Arts (CEMA), lui fit parcourir l’Angleterre pour donner des récitals devant des publics frappés par les rigueurs de la guerre. Elle connut l’incommodité des hôtels, les trains et les bus, la précarité des conditions de concert. Mais elle n’était pas encore arrivée, elle le savait. En 1942, son partenaire dans Elijah, le baryton Roy Henderson, eut ce verdict : « Not impressed ». Il eut la surprise de la trouver devant la salle où il enseignait, le priant de la prendre comme élève. Il accepta. La technique vocale se consolidait, mais la présence scénique manquait d’aisance.

Emergeant en 1943 grâce notamment à Gerald Moore qui lui ouvrit les portes de la Columbia, Ferrier ne se crut point parvenue. Chaque nouvelle rencontre serait pour elle le moyen d’aller plus loin, de creuser davantage. Assise aux pieds des géants, elle recueillait leur savoir. De Malcolm Sargent elle apprit les Quatre Chants sérieux de Brahms qu’elle avait dénichés chez de riches mécènes, les Maitland, et qu’il avait orchestrés. De Barbirolli, elle apprit la ligne longue et tenue : c’est lui qui voulut qu’elle étudie le Poème de l’amour et de la mer, pour que le registre aigu puisse s’épanouir, pour que cette voix océanique trouve sa juste palette. De Walter, elle apprit Mahler, mais aussi, au gré de longues leçons un peu partout, à Londres, Edimbourg ou New York, Schumann, Schubert ou Brahms. Apprendre, travailler, progresser, découvrir, écouter sans cesse, telle fut la philosophie de Kathleen Ferrier. Ceux qui pensaient trouver en elle l’assurance de la grande artiste trouvèrent l’émerveillement de l’enfant : « le charme d’un enfant et la dignité d’une dame », disait Bruno Walter. Aussi donnèrent-ils tout ce qu’ils savaient à celle qui, des leçons reçues, faisait une illumination partagée.

Mystère et mystique

Dans l’éloge funèbre qu’il prononça en la cathédrale de Southwark lors des funérailles de Kathleen Ferrier, l’évêque Cuthbert Bardsley eut ces mots : « un rayonnement éclatant qui n’était pas de ce monde émanait d’elle. » Plus loin, il dit : « son mysticisme trouvait son expression dans une attention naïve et compatissante à ses frères humains. » Il n’est pas nécessairement surprenant qu’un ecclésiastique recoure à ce vocabulaire religieux. Rayonnement, en anglais : « radiance ». C’est ce terme aussi que Barbirolli employait pour parler de Ferrier. Il ajoutait : « physical and spiritual loveliness », « un charme physique et spirituel ». L’on ne compte plus les occurrences faisant de la voix de Ferrier un canal spirituel, un don céleste, procurant une sorte de sentiment d’absolu, donnant accès à une réalité supérieure. Dans The Grand Tradition, J.B. Steane écrit : « Ferrier est une de celles dont nous sentons que le chant est expression de l’Esprit. » Il existe un mystère Ferrier qui est aussi une mystique. Son répertoire même s’est vite centré sur des œuvres définitives, testamentaires, ou simplement d’une élévation austère chez Mahler ou Brahms, et bien sûr chez Bach ou Purcell. Ceux qui composèrent pour elle allèrent piocher dans l’Ancien Testament, comme ces Trois Psaumes d’Edmund Rubbra, cet extrait du Cantique des Cantiques de Maurice Jacobson ou ces Quatre Poèmes de Thérèse d’Avila de Lennox Berkeley, et bien sûr le Canticle II de Britten. La voix de Ferrier porte en elle une transcendance que rendent plus touchante encore sa maladie et sa mort, comme si la brièveté de sa vie rendait plus intense la puissance de sa présence. Chacun prendra sa part de cette mystique. Certains prêtent même à la voix de Ferrier des vertus thérapeutiques, comme un sortilège. Le plus troublant est sans doute dans ce qu’elle-même pensait à ce sujet. Travaillant inlassablement sa technique, creusant à fond chaque partition, Ferrier se voyait d’abord comme une humble servante et n’avait pas la prétention de se croire habitée, mandatée, missionnée. Et pourtant. Lorsqu’en 1952 elle consulta un nouvel oncologue pour subir un traitement plus fort contre son cancer, sa question fut de savoir si cela allait altérer sa voix. Le médecin lui répondit affirmativement. Elle déclina alors le traitement car, expliqua-t-elle, « sa voix était un don de Dieu qu’elle rendrait à la tombe telle qu’elle l’avait reçu ». Sentait-elle que cette « radiance » la dépassait elle-même et touchait autour d’elle sans qu’elle sût bien pourquoi ni comment ? Cela reste un mystère.

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