Un autre 13 avril : 1742, la création du « Messie »

- Publié le 13 avril 2021 à 16:37
La Résurrection de Piero della Francesca
Composé à Londres en trois semaines, du 22 août au 14 septembre 1741, Le Messie est né peu après Pâques, le 13 avril 1742, à Dublin.

Cette première éloignée du King’s Theatre, berceau londonien des oratorios précédents et de nombreux opéras, explique la légèreté des effectifs. Ni double chœur comme dans Israel in Egypt, ni cors ni trombones, ni combinaisons audacieuses : l’œuvre se voulait accessible à une troupe inconnue et peu expérimentée. Le seul instrument soliste est la trompette qui dialogue avec la basse dans « The trumpet shall sound ». Pour le reste, Handel économise, ignore la flûte, confine bassons et hautbois (absents de la partition originelle) au rôle de doublure. De même, l’écriture vocale n’exige pas de virtuosité exceptionnelle : hormis l’actrice « scandaleuse » Susannah Cibber à qui fut confiée la déploration « He was despised », la troupe de 1742 ne comportait aucune vedette.

Malgré tout, le concert du 13 avril électrise l’assistance du Musick Hall situé dans Fishamble Street. Le poète irlandais Laurence Whyte exhorte ses semblables à « chanter cet Hallelujah tout autour du monde ». Ainsi sera-t-il.

La suite n’est pourtant guère prometteuse. De retour à Londres, Handel affiche son nouvel oratorio à Covent Garden, trois semaines avant Pâques, le 23 mars 1743. Succès d’estime, sans plus. « Le théâtre n’est pas fait pour la divine prière », lit-on dans le journal. Même le Révérend Jennens, réalisateur du collage biblique sur lequel l’ouvrage repose, assure avoir eu « de grandes difficultés à faire corriger [par Handel] les fautes les plus grossières de la composition ». Rendez-vous compte : des petits duos licencieux en italien s’y transforment en chœurs bibliques — « And He shall purify », « For unto us a Child is born »… voire « O Death, where is thy sting? » ! Premier dilemme sur la route de l’interprète : sacral ou théâtral, spirituel ou charnel, narratif ou allusif…

Ces ambiguïtés resteront un obstacle tant que Le Messie partagera les saisons d’oratorio, entre Carême et Pâques, avec les grandioses Joshua et Judas Maccabaeus. En fait, c’est un retour aux sources plus ou moins fortuit qui décidera de son sort. À Dublin, les recettes du concert initial avaient été versées à trois œuvres de charité. Neuf ans plus tard, c’est à nouveau un établissement charitable, le Foundling Hospital, orphelinat institué en 1741, qui lui vaudra une bienveillance définitive.

L’oratorio des mille

À partir du 15 mai 1750, chaque printemps jusqu’à sa mort, Handel offrira une exécution du Messie au Foundling Hospital. Commencent alors deux histoires parallèles. L’histoire sociale qui coupera l’ouvrage de ses racines théâtrales pour l’établir en messe œcuménique, hymne planétaire, lien d’utilité publique. Et l’histoire musicale qui verra l’orchestre passer des quelques cordes irlandaises aux foules sans nombre du Handel Festival. Dès les années 1750, Handel ajoute lui-même deux cors. Une génération plus tard, en 1784, la voûte de Westminster résonne d’un Messie à plus de cinq cents musiciens. Trois ans plus tard, ils sont plus de huit cents ; En 1854, le chef Michael Costa inaugure le Handel Festival sous la coupole ultramoderne du Crystal Palace : le nombre d’exécutants excède les deux mille. Et mille de plus pour le centenaire de la mort du compositeur. Quatre mille cinq cents en 1883, et cætera. En Angleterre, écrit Bernard Shaw, la musique de Handel « est assassinée par la tradition des chœurs gigantesques » et le tempo subséquent. Si la foule n’en a cure, les musiciens commencent à s’en plaindre. Au passage des siècles, quelques chefs tentent de ramener Le Messie à des proportions audibles. C’est à la fin de cette histoire-là que commence celle du disque.

Gravures historiques

Dans les années 1910, Thomas Beecham chasse les éléphants du Crystal Palace et affirme que Le Messie n’a rien à faire dans nos églises, profanes ou sacrées. En 1927, il enregistre donc la première de ses trois « intégrales » : orchestration inspirée de Mozart, donc pas trop lourde, tempos bien plus vifs que ceux du Handel Festival, expression lyrique, voici dès l’origine le disque en route vers la modernité. Dommage qu’orchestre et chœur de la BBC peinent à suivre ! Vingt ans plus tard, toujours en 78 tours, Beecham passe du brouillon à la copie et présente lui-même, oralement, son travail. Si la technique a progressé, rien n’a changé dans le fond. Il faudra attendre 1959 pour que Sir Thomas livre son « testament » dans un style Quo Vadis à frémir (voir plus bas). Après lui se distingueront Walter Süsskind, l’excellent Adrian Boult… mais le seul vrai rival demeure Malcolm Sargent, chef inspiré qui s’entendait mieux avec les choristes qu’avec les violonistes, caractère dont témoignent ses différents Messie, plus marmoréens mais aussi plus intenses que ceux de son ami Beecham. Ses deux albums (1946 et 1955), l’un et l’autre réalisés avec les chœurs amateurs de Huddersfield, convertiraient le plus fieffé païen.

Le premier choc durable à ébranler ces traditions chorales et symphoniques advint en 1966 quand Colin Davis, revenant à la partition, sans coupe ni ajout, sortit son atout maître : la fidélité. Quarante ans plus tard, l’allure semble paradoxalement brahmsienne. C’est une révolution datée. Mais l’orchestre rutile, le chœur rend justice au contrepoint radieux de Handel, les solistes volent haut, notamment Helen Watts et John Shirley-Quirk, éternels (Philips). Ne pas confondre avec les remakes de 1984 malgré Margaret Price (Philips) et 2006 (LSO) : si le style a peu évolué, la flamme s’est éteinte.

Les héritiers

Sur les traces de Colin Davis se sont aventurés trois disciples. Charles Mackerras qui, deux mois plus tard, pousse plus loin le scrupule musicologique en partageant la ligne d’alto entre contre-ténor et mezzo-soprano (Paul Esswood et Janet Baker !) mais aussi en exigeant de ses solistes des ornements « d’époque » assez frivoles (Emi). Lecture profane, sans abyme, qui fera de nombreux émules. Puis Raymond Leppard qui, huit ans après Davis, reprend ses deux meilleures voix (Watts et Shirley-Quirk) mais sacrifie le mouvement au joli son (Erato). Enfin et surtout Neville Marriner, qui s’y recollera deux fois mais, malgré Lucia Popp (Emi 1984, en allemand) et Anne Sofie von Otter (Philips/Dublin 1992), ne retrouvera plus la lumière, la vie, la joie d’un premier essai très en voix (Elly Ameling, le prodigieux Philip Langridge), tantôt expéditif, tantôt irrésistible, et doté d’un chœur fabuleux (version Londres 1743, Decca 1976). Force est de reconnaître que les rivaux d’alors (Bonynge avec Sutherland, Somary avec Margaret Price et Alexander Young…) ne sont plus de taille à affronter le jeune Marriner.

Le nouveau testament

Quatre ans plus tard, une double secousse ébranle nos certitudes et le catalogue déjà épais des Messie enregistrés. En 1980, paraissent simultanément deux versions historiques, signées Jean-Claude Malgoire et Christopher Hogwood. Le premier reproduit avec plus de vigueur que de rigueur le concert irlandais du 13 avril 1742 et se dote d’un plateau harmonieux (Charles Brett, Martyn Hill, Ulrik Cold et la plus éloquente des sopranos, Jennifer Smith, CBS/Sony). Le second s’appuie sur un texte tardif (Foundling Hospital 1754), révèle Emma Kirkby, surexpose l’ange Paul Elliott, confie « He was despised » à l’inoubliable Carolyn Watkinson, restitue le chœur d’enfants et l’orchestre de Handel avec un scrupule musicologique intimidant (L’Oiseau-Lyre/Decca). Parfaite, la Nativité l’emporte sur la Passion, mais l’album fondateur ouvre une ère nouvelle. Place aux « baroqueux » !

Peu après, John Eliot Gardiner rallie les suffrages en imposant son phénoménal Monteverdi Choir (Philips 1982). Dans ce style, le chef et sa fine équipe trouveront pourtant vite à qui parler : Andrew Parrott pour la science instrumentale (plutôt que vocale, Emi/Virgin 1988), Trevor Pinnock pour la beauté de ses cordes (Archiv 1988), le regretté Richard Hickox pour son superbe plateau (Rogers, Langridge, le jeune Terfel… Chandos 1991) : tous ont droit de cité. Et tous sembleront mis d’accord par Paul McCreesh qui réussit en 1996 une version de synthèse ou un orchestre vivace et un chœur de premier ordre, sous une baguette jamais égarée, accompagnent quelques gosiers précieux (Röschmann, Fink). Même Harry Christophers et ses Sixteen, dont le second album (Coro 2007) écrase le premier (Hyperion 1986), même les très scrupuleux John Butt (version originale de Dublin, Linn 2006) ou Justin Doyle (Pentatone 2020) cèdent devant McCreesh.

Parmi les innombrables outsiders, retenons Stephen Cleobury (Brilliant 1994 de préférence à Argo 1994 et Emi 2009), modèle des Messie de boys choirs (celui du King’s College Cambridge en l’occurrence) et le vibrant Stephen Layton (héritier de Marriner, avec orchestre moderne, Hyperion 2008, un bijou). Tous deux plus aboutis que le puzzle érudit assemblé en 1991 par Nicholas McGegan qui ajoute à l’œuvre intégrale trois quarts d’heure de versions alternatives, dont un « He was despised » aigu transfiguré par Lorraine Hunt (HM).

Ailleurs

Ailleurs à double sens : hors de la Grande-Bretagne et hors concours. Il existe au moins deux branches non britanniques attachées au Messie depuis des siècles, la germanique que ni Klemperer, ni Scherchen, ni Richter, ni même Harnoncourt (Teldec 1982, DHM 2004) n’ont imposée au disque, et l’américaine, plus probante sous les baguettes émancipées de Leonard Bernstein (le premier à employer un contre-ténor, Russell Oberlin, CBS/Sony 1956) et Eugene Ormandy (la tradition mormone en 1959, CBS/Sony). D’Italie en Russie, les hommages affluent. Mais on ne s’étonnera pas de voir sortir du rang les chefs du nord : Ton Koopman sur le mode minimaliste (Erato) et René Jacobs dans un style véhément, parfois superficiel mais plein de surprises (HM). En France, on ne saurait passer sous silence la version singulière et très musicale dirigée par William Christie fin 1993 (Schlick, Piau, Scholl, Padmore… joli monde, HM).

Hors concours, les divers arrangements du Messie. L’orchestration réalisée par Mozart en 1789, souvent enregistrée et dont Michel Corboz reste l’avocat le plus touchant (Erato 1990). Mais aussi celle d’Eugène Goossens, péplum extravagant avec harpes, tuba, cymbales etc., enregistré en stéréophonie par Thomas Beecham — son troisième et dernier Messie, jouisseur, provocateur, obsolète dès sa parution (RCA 1959).

Hors concours de même, les huit documents réunis sur un « Collector’s Messiah 1899-1930 » passionnant — quoique le brouhaha du Crystal Palace (1926) vous y assomme en une minute (Koch 1992). Hors concours également la bande sonore du film de William Klein, Messiah, enregistrée par Marc Minkowski dans un climat de stupeur au diapason des images, avec quelques voix somptueuses (Dawson, Kozena, Hellekant, Asawa, Ainsley… Archiv 1997). Et ne manquez pas la version Gospel à plusieurs têtes (Dianne Reeves, Stevie Wonder…), « Handel’s Messiah : A Soulful Celebration », au moins pour le « Why do the Nations » déhanché d’Al Jarreau (Reprise Records 1992).

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