Carolyn Sampson : une femme moderne peut-elle encore chanter « L’Amour et la vie d’une femme » de Schumann ?

- Publié le 15 avril 2021 à 15:07
MARCO BORGGREVE
Dans un long article publié par The Guardian, la soprano britannique développe, non sans humour, un regard nuancé sur les œuvres du passé, loin des idéologies toutes faites.

Le cycle Frauenliebe und -leben « dépeint, en huit poèmes, l’amour et la vie d’une femme. Ses textes, poèmes d’Adelbert von Chamisso », explique d’abord Carolyn Sampson, « résument globalement la vie d’une femme à : 1. Je ne peux penser à rien d’autre qu’à lui. 2. Il est merveilleux et je ne le mérite pas. 3. Oh mon dieu ! il a dit qu’il m’aimait. 4. Je suis à lui et j’ai une bague pour le prouver. 5. Les copines, aujourd’hui je vous laisse tomber pour lui. 6. Je suis enceinte d’un mini-toi. 7. Je nourris mon bébé et je suis comblée. 8. Ta mort est la première chose que tu fasses qui m’ait vraiment blessée. » Et la soprano de s’interroger : « Comment une femme moderne qui se respecte peut-elle chanter aujourd’hui ce cycle de lieder dans lequel la protagoniste est définie uniquement dans son rapport à l’homme, dans son rôle de femme et de mère ? » Provocatrice ? « N’est-il pas un peu ridicule de venir devant un public et de chanter ces pièces aujourd’hui ? Je vais prendre un peu de distance et dire… eh bien, non, je ne pense pas que ce soit le cas. »

Elle a enregistré L’Amour et la vie d’une femme pour un disque à paraître sous peu chez Bis… Et, si elle le regarde avec un brin d’humour, c’est aussi pour rappeler qu’au-delà du propos et du contexte demeure la beauté de la musique et un discours qui, malgré son apparente inadéquation avec le présent, nous touche encore. « J’ai d’abord été attirée par la beauté pure de la musique », une musique d’apparence « simple et charmante » mais qui recèle une grande profondeur, rappelle-t-elle, « souvent dans la partie de piano, où de subtils changements dans les répétitions développent l’impact émotionnel des mots de la femme […] Il y a aussi la façon dont la voix et le piano se répondent, parfois en conversant, parfois en ne faisant qu’un. Le postlude du piano, qui revient sur le début du cycle, me fait pleurer lors des concerts — les mêmes notes sont présentées avec le poids du temps passé. La musique parle là où les mots ne peuvent plus le faire. »

Émotions intemporelles

Qu’importe dès lors que manquent « les lieder où l’on s’enferme dans la salle de bains pour pleurer après avoir été larguée, ou la liberté douce-amère de mettre fin à une relation et de passer à autre chose, ou le soulagement de pouvoir enfin confier le bébé à quelqu’un d’autre et d’enfiler un haut qui n’a pas besoin de s’ouvrir facilement pour donner rapidement accès au sein » !

Le texte lui-même, pourvu qu’on fasse l’effort de ne pas le cantonner à sa lettre mais d’en saisir l’esprit et de se laisser aller aux émotions qu’il convoque, a fini par toucher la soprano : « Je me souviens des premiers béguins de l’adolescence, de l’impossibilité de penser à autre chose, de l’excitation des fiançailles, de l’agitation des préparatifs de mon mariage. Et, comme la femme fictive de Schumann, je chéris toujours les souvenirs des moments où je nourrissais mes enfants et du lien intense et privé que je ressentais avec eux. » En somme, plutôt que de reprocher à L’Amour et la vie d’une femme une vision datée de la femme (« Les paroles sont de leur époque », écrit-elle), plutôt que de mettre à l’index le cycle de Schumann et Chamisso pour ce qu’on n’y trouve pas, Carolyn Sampson nous invite à voir le verre à moitié plein et à ne pas réduire notre lecture des œuvres d’art du passé à ce qu’en disent les idéologies d’aujourd’hui.

Ce qui ne l’empêche pas de compléter son album avec des lieder de Clara Wieck-Schumann, et de rappeler « qu’il existe aussi des femmes plus audacieuses dans les lieder du XIXe siècle » même chez les hommes : « Je pense aux poèmes traduits en allemand par Paul Heyse que Hugo Wolf a mis en scène dans son Italienisches Liederbuch ». Et elle ajoute : « Et à tous ceux qui cherchent un regard plus contemporain sur la vie d’une femme, je recommande l’excellent One Life Stand, de Cheryl Frances-Hoad (2011), mettant en musique des textes de Sophie Hannah en réponse à Frauenliebe und -leben. »

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