Bach au clavicorde : Suites et Toccatas à fleuret moucheté

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Toccaten & Suiten am Clavichord vol 2. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Toccatas en ré majeur BWV 912, en mi mineur BWV 914, en sol mineur BWV 915 ; Suite en la mineur BWV 818a ; Suite française en mi majeur BWV 817. Peter Waldner, clavicorde fait par Joris Potvlieghe. Livret en anglais, allemand, néerlandais. Septembre 2020. TT 61’55. Organroxx 15

Le livret à déplier cultive la nostalgie des posters de notre enfance, sauf qu’on on n’y trouve aucune photo à l’intérieur, pas même du clavicorde ici joué. Les œuvres n’y sont pas présentées. Luxe élitaire, ou minimaliste à l’instar du visuel de couverture, typique d’Organroxx. Si l’on suppose que ce volume 2 referme un diptyque, cela signifierait qu’il a laissé de côté la première des sept Toccatas au catalogue BWV 910-916, celle en fa dièse mineur. Et qu’il a jeté son dévolu sur deux seules des six Suites françaises : la seconde et la sixième. Les quatre autres Suites et la Toccata manquante feront-elles l’objet d’un volume 3 ?

L’intérêt de ce projet est de faire entendre ces pages au clavicorde, un choix qui leur est rarement appliqué, tel qu’en témoigne la discographie. Pour les Toccatas, on se rappellera Richard Troeger (Lyrichord, 2000). Et pour les Suites BWV 812-817, qui d’autres hormis Thurston Dart (L'Oiseau-Lyre 1961), Colin Tilney (Music & Arts, 2009) et Julian Perkins (Resonus, 2015) ? La transportabilité de l’instrument, sa maintenance aisée, son coût modéré expliquèrent sa faveur auprès des praticiens amateurs dans l’Allemagne du premier XVIIIe Siècle. Même si Johann Matheson estimait en 1713 que « Ouverture, Sonates, Toccatas, Suites sont restituées de façon la meilleure et la plus pure sur un bon clavicorde où l’on peut exprimer le lyrisme beaucoup plus clairement », l’on pourrait se demander si l’instrument rend pleinement justice au contraste et au brio des Toccatas, flamboyantes pages de jeunesse. Toutefois, sa sonorité opaline et polie (aux deux acceptions du terme) convient particulièrement au lyrisme et aux manières élégantes des six Suites Françaises qui ouvrent le premier Clavier-Büchlein. On observera aussi que son ambitus, couramment quatre octaves (deux de part et d’autre de l’ut « serrure »), correspond à celui des pièces « pédagogiques » de Bach en sa période de Cöthen, dans la décennie 1720.

Le livret admet que Bach put connaître Jacob Adlung qui habitait à quelques lieues de chez lui à Weimar. On doit à ce facteur une description de clavicorde, établie sur une vingtaine de pages, qui guida Joris Potvlieghe pour la construction de celui (2018) utilisé dans cet enregistrement. Lequel, même si la gracilité d’un clavicorde est ardue à reproduire, n’optimise ni ampleur ni netteté ni transparence.

Spécialiste des claviers anciens, une des sommités internationales dans ce répertoire, comme l’attestent ses nombreux disques et activités de concertistes, Peter Waldner aborde ces œuvres en gourmet. Voire en gourmand puisqu’il choisit la mouture élargie de la Suite BWV 818, celle équipée d’un Prélude et d’un Menuet. Galbée par une main droite éloquente, l’Allemande prodigue toute l’élasticité et le cantabile qu’elle demande. Un ingénieux rubato confère à la Courante un délicat empressement. La Sarabande profite d’une respiration luthée qui ne mollit pas, alors que la Gigue finale semble un peu fatiguée. L’Allemande de la BWV 817 est abordée avec une simplicité qui suffit à une ligne de chant dénudée qui s’égrène avec parcimonie. Peut-être la Courante, une des plus ingénues du recueil, aurait-elle mérité un surcroît d’alacrité ? La profusion d’abbellimenti de la Sarabande est ciselée avec autant d’assurance que les nets appuis de la Gavotte, bien articulée et pourtant gracieuse. Avant une Bourrée et une Gigue d’un dessin qui ne laisse rien à la superficialité, l’interprète laisse pétiller la Polonaise, un des exquis moments de cet album. 

On aura jaugé son habileté et son inspiration dès la BWV 912 : après un Allegro dont le clavicorde accuse les facéties, on savourera les inflexions, la gestion de l’agogique dans l’Adagio (2’48), dans le con discrezione (6’45), puis l’inventivité des modulations de débit et volume qui enrichissent la gigue (8’30). Pour la BWV 914, l’interprète ne cherche pas à travestir la morosité de la fugue (0’34-2’22), laissée à son sobre cannage et à ses mines hiératiques. L’Adagio confirme encore que ce n’est pas par l’ornementation que s’animera le texte, mais bien par la liberté de tempo et tous les revirements qui s’autorisent comme dans un prélude non mesuré. Tout aussi pertinent, c’est une allure prudente qui cadre et retient la Fugue (4’37), résistant à la motricité de ses batteries de double-croches pour privilégier un résilient élan, du meilleur goût. 

Dans la BWV 915, un clavicorde est-il le mieux armé pour dramatiser la zébrure qui s’abat dans l’introduction ? Le pimpant et sautillant fugato (1’06) lui convient mieux, même si les dynamiques piano/forte (ms 35/37) restent d’un relief intrinsèquement limité. Au demeurant, Peter Waldner illustre en toute subtilité la cadence évitée (3’22) qui introduit l’arioso de la mesure 68 : comme si l’entrain et l’exubérance précédents n’étaient que factices, et se fanaient soudain dans un rictus d’aveu. En tout cas, un ressort semble irrémédiablement brisé, les masques de carnaval sont tombés : la redoutable Fugue (4’25), son motorisme obstiné, habituellement prétexte aux incantations féroces et aux instincts carnassiers, se voit freinée, disloquée, réfractée, vidée de son énergie. Littéralement absorbée par une ivresse des profondeurs, où la raison se perd et le mouvement s’entrave : par ces options déroutantes (et ô combien intéressantes), Peter Waldner siphonne un cortège d’ombres encore plus désabusé que le Schnell und spielend des Kreisleriana de Schumann.

Son : 8 – Livret : 6 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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