Entretien avec le chef d’orchestre Michele Spotti

Le jeune chef d’orchestre Michele Spotti, né en 1993, vient diriger Guillaume Tell. Pour cette première rencontre avec la ville de Marseille, le jeune maestro, entre la répétition générale et la première représentation, prend le temps d’un entretien pour les lecteurs de GBopera.
Afin de faire connaissance, dîtes-nous comment vous êtes venu à la musique.
Cela s’est fait tout naturellement avec une grand-mère pianiste passionnée d’opéra. Mes parents n’étaient pas musiciens mais, grands mélomanes ils ont tout de suite approuvé mes études musicales. Je n’avais que trois ans et j’étais attiré par le violoncelle mais j’étais trop petit pour cet instrument, alors on m’a sans doute convaincu que le violon était le petit frère du grand violoncelle. Je me suis laissé séduire et ne l’ai jamais regretté. Puis, un cursus classique au conservatoire de Milan ; étude du violon, huit ans de piano, sept années de composition et à 17 ans, un diplôme de violon qui m’a permis de jouer dans l’orchestre de l’Academia de la Scala.
Qu’est-ce qui vous a fait lâcher l’archet pour la baguette, la pratique du violon a-t-elle été un apport supplémentaire ?
Très jeune déjà j’avais une envie, une idée qui ne me quittait jamais, je voulais être chef d’orchestre. Après mon diplôme de direction d’orchestre j’ai eu quelques propositions d’engagements mais mon père s’y est fortement opposé. La musique OK, mais avec de sérieuses études ! J’étais certes contrarié, mais je suis allé terminer celles-ci à Genève après avoir éliminé l’option Munich. A Genève de grands chefs d’orchestre se produisaient aussi mais l’on parlait français, langue que je pratiquais déjà. Evidemment, l’étude du violon a été un apporte essentiel, non seulement pour ma culture musicale, mais aussi dans mon parcours de chef d’orchestre. Avoir joué dans un orchestre vous donne une vision de ce qu’est vraiment un chef d’orchestre, de ce qu’attendent de lui les musiciens et la meilleure façon de les aborder. L’orchestre est communautaire, il faut s’adapter à lui pour obtenir le maximum de chaque musicien et l’amener au résultat que vous avez dans la tête. Être chef ne signifie pas uniquement autorité ; il faut instaurer un respect mutuel qui ira vers une fusion musicale. Vous pouvez demander beaucoup à un orchestre mais il faut du naturel et des compétences, alors l’orchestre vous suivra dans vos demandes, un peu comme un acte d’amour réciproque.
Que vous ont apporté les chefs que vous avez côtoyés ?
Les chefs d’orchestre ont toujours quelque chose à vous apprendre. Il faut savoir écouter, regarder sans jamais copier ou imiter et toujours garder en soi sa propre vision de l’œuvre, son propre ressenti, mais l’on peut voir aussi des éclairages nouveaux. D’ailleurs, notre propre interprétation évolue aussi. Par exemple, je ne dirige plus Il Barbiere di Siviglia exactement comme je l’ai abordé la première fois, les tempi changent un peu suivant ma vision actuelle de l’ouvrage et suivant les chanteurs. Et c’est normal. Alberto Zedda, que j’ai rencontré à Lyon alors que j’étais chef assistant dans la production d’Ermione qu’il dirigeait m’a beaucoup appris sur l’étude des partitions de Gioachino Rossini et la précision de son écriture. C’était un spécialiste de ce compositeur ; il est même à l’origine du Festival de Pesaro. Mais Stefano Montanari m’a fait oser, aller au-delà des limites de ce qui est écrit et se laisser aller vers des ouvertures nouvelles. La carrière d’un chef d’orchestre est un long apprentissage où rien n’est figé, où tout évolue avec ses propres sensations et ses expériences personnelles. Aucune représentation n’est vraiment identique. La musique est pleine de surprises et ce métier est passionnant.
Comment abordez-vous une nouvelle partition ?
La première chose que je fais est d’étudier le texte. Le texte est essentiel, il vous apprend le climat, vous fait prendre conscience du caractère des personnages et surtout, vous donne le rythme de l’ouvrage. Ensuite je recherche la ligne générale de l’opéra puis j’étudie numéro par numéro. C’est un travail assez long. Rechercher l’harmonique qui se dégage de l’ouvrage, l’instrumentation pour les sonorités, trouver les bons tempi et le rythme harmonique, la ligne mélodique des chanteurs. Chaque ouvrage demande ensuite une longue préparation avec les interprètes. Mais là aussi c’est un travail passionnant.
Pour un jeune chef d’orchestre, vous avez déjà un très joli parcours.
Oui, je suis très content de mon parcours, que ce soit symphonique ou lyrique. En Italie, à Orvieto où j’ai dirigé Le Nozze di Figaro, à Pesaro Il Barbiere di Siviglia… En Allemagne, Munich, Berlin, et en France, à Lyon, où être chef assistant m’a offert une chance avec Ermione puis en dirigeant Barbe-Bleue, ce qui m’a permis d’être engagé à l’Opéra de Marseille, mais aussi Nancy, St Etienne. J’ai d’ailleurs des contrats signés jusqu’en 2024. Ce qui me permet d’envisager l’avenir avec sérénité.
Est-ce votre premier Guillaume Tell, et que pensez-vous, musicalement, de cette œuvre par rapport aux autres opéras de Rossini ?
Oui, effectivement c’est mon premier Guillaume Tell. Il y a dans cet ouvrage des éléments typiques de l’écriture de Rossini, avec moins de répétitions, moins de vocalises et d’ornementations sans doute, mais y on retrouve l’essence du compositeur, dans certains Cantabile, dans certaines oppositions qui, dans une musique tragique peuvent donner une musique plus légère en apportant du relief. L’on peut trouver un langage romantique, avec une orchestration solide et un parcours harmonique, qui crée des contrastes et donne des surprises. Rossini, qui avait été directeur du Théâtre-Italien à Paris, a voulu cette œuvre en français, désirant sans doute démontrer qu’il était capable de créer un grand opéra avec ballet. Déjà, l’ouverture qui dure douze minutes est écrite comme un poème symphonique en plusieurs parties : l’introduction avec un quintette de violoncelles, une tempête, un apaisement bucolique et une fanfare vivacissimo. Si l’on prend le personnage d’Arnold, il faudra attendre la fin de l’ouvrage pour trouver en lui le ténor héroïque, il est durant tout l’ouvrage dans la veine des ténors verdiens avec leurs doutes et leurs hésitations. Le challenge que s’est fixé Rossini est un pari réussi qui inspirera d’autres compositeurs, mais le succès, qui est pourtant au rendez-vous, ne sera pas unanime le public parisien n’étant pas préparé au nouveau style de Rossini. Ce sera d’ailleurs son dernier ouvrage lyrique.
Vous faites vos débuts à Marseille dans des conditions un peu spéciales, dues aux exigences sanitaires, avec une disposition de l’orchestre très particulière. Est-ce une difficulté supplémentaire ?
Oui. Cette disposition avec orchestre dans la salle n’est pas une première pour moi mais c’était avec des orchestres de formations réduites. Ici cela a été plus compliqué avec une longue recherche de balance sonore. Les chanteurs devant passer au-dessus de la masse orchestrale avec les artistes du chœur encore plus éloignés et obligés de respecter les distanciations sanitaires mais impossible de donner cet ouvrage en réduisant l’orchestre sans défigurer l’œuvre. Nous avons cherché, descendu un peu l’harmonie, comme dans la fosse d’orchestre du Festspielhaus de Bayreuth afin que les pavillons des cuivres ne passent pas trop au-dessus, aménagé le fond de l’orchestre avec des rideaux pour absorber un peu le son mais surtout, recherché un équilibre sonore en aménageant les nuances. A l’issue de la générale nous pouvions être satisfaits du résultat. Je ne vous cache pas que cette expérience a amené un stress supplémentaire mais sans doute m’aidera-t-elle à résoudre d’autres problèmes à venir. Evidemment nous espérons tous revenir à une situation normale avec un orchestre dans la fosse pour le confort des auditeurs et des chanteurs.
Comment avez-vous vécu toute cette difficile période de pandémie. L’Italie a-t-elle aidé les artistes ?
Cette période a été longue et difficile pour moi, bien sûr, mais aussi pour tous les artistes. Si l’on reconnaît unanimement que la France a beaucoup soutenu le monde artistique, et c’est un exemple mondial, en Italie l’on a énormément manqué de soutien. J’ai eu la chance d’avoir des contrats signés pour cette période avec des théâtres français qui ont été honorés. Cela m’a permis de vivre cette horrible période avec moins de stress et de travailler certaines partitions chez moi pour une reprise que j’espérais proche. En Italie les festivals ont repris et je n’ai pas eu de grosse coupure. Mais, voir les spectacles s’annuler au fil des jours est générateur d’une grande angoisse. Une autre chance est d’avoir commencé ma carrière avant cette période et d’avoir eu, de ce fait, de nombreux contrats signés. Mais pour certains artistes qui devaient débuter, cet arrêt brutal a sans doute mis un frein à leur carrière.
Pensez-vous que l’on puisse revenir à la même fréquentation des salles qu’avant la pandémie ?
Oui, je l’espère. Peut-être les débuts seront-ils un peu timides mais cette psychose s’atténuera et l’envie de ressortir, d’aller au théâtre, d’assister à des spectacles en live reprendra ses droits car, la musique tout seul chez soi n’est pas un but en soi. La musique se partage, l’opéra se vit ensemble dans une sorte de communion et les artistes sont là pour aider à cette communion.
Comment voyez-vous la progression de votre carrière, des compositeurs en particulier ?
Je ne tiens pas à être enfermé dans certains répertoires, je voudrais aller vers les grands opéras. Mais, je ne suis pas pressé. En principe la carrière d’un chef d’orchestre est longue et, comme pour les chanteurs, certains ouvrages demandent une plus grande maturité. Si la musique de Richard Wagner me tente, c’est certainement celle que j’aborderai en dernier. La pratique de la langue est un plus pour diriger, cela donne le rythme, les respirations et la subtilité qui se glisse aussi dans la musique. Pour les œuvres russes, qui sont puissantes et magnifiques, la connaissance de la langue me paraît essentielle car la musique suit les inflexions du langage. En fait, je tends vers un répertoire large avec des styles différents.
Pensez-vous que l’opéra doive se moderniser et dans quel sens ?
Vous savez, de tous temps l’opéra a reflété la psychologie de l’être humain et celui-ci n’a pas beaucoup changé. L’opéra met en scène ce qu’il se passe dans la vie, que l’on retrouve dans chaque époque. Si l’on met en scène Don Carlo, par exemple, en costumes de ville actuels, que gagne-t-on ? A-t-on modernisé l’opéra pour autant ? La jalousie a-t-elle changé de visage ? Non, mais on a perdu l’essence de l’ouvrage avec une musique qui a été composée pour représenter une certaine époque. Il ne faut pas trahir le texte, il faut garder l’héritage, revenir à l’essentiel, épurer peut-être tout en gardant sa propre vision de l’œuvre. Je suis un esthète et le visuel influence ma façon de diriger, même si je ne le souhaite pas. Diriger une musique romantique sur une scène horrible et hors de propos me gênera sûrement. Je suis d’un naturel optimiste et je pense que la beauté qui est universelle et essentielle aussi gagnera sur certaines modes.
Y-a-t-il de grandes perspectives pour les jeunes musiciens dans un avenir proche ou plus lointain ?
Un avenir, certes, je l’espère mais cela sera sans doute plus difficile. Peut-être y-a-t-il moins de perspectives, moins de places. Le monde est devenu plus compétitif et le niveau individuel a progressé. Les nouvelles générations ont plus de facilités pour approcher le monde du spectacle et les collégiens à qui on a ouvert les portes des théâtres auront certainement envie d’y retourner et pourquoi pas d’y voir quelques perspectives de professionnelles. Le monde de l’art n’est pas un monde fermé et même l’opéra a encore de belles années à vivre car c’est un monde ouvert sur le merveilleux. Photo Marco Borrelli