Journal

Une interview d’András Schiff – « Bach me donne un épanouissement et une satisfaction spirituelle, émotionnelle et physique »

 

Deux programmes entièrement consacrés à Jean-Sébastien Bach, c’est ce que proposera Sir András Schiff, à l’occasion de deux récitals donnés à quelques jours d’intervalle à Paris.  Au Théâtre des Champs-Elysées, le 9 décembre, « le petit-fils de Bach », comme certains l’appellent affectueusement, jouera le premier livre du Clavier bien tempéré, et le 18 décembre, il interprétera le deuxième livre à la Philharmonie de Paris. En deux soirées qui s’annoncent exceptionnelles, András Schiff donnera ainsi les quarante-huit préludes et fugues qui forment l’un des sommets de la musique pour clavier. Le pianiste a répondu aux questions de Thierry Geffrotin.
 
Quelle place tient selon vous le Clavier bien tempéré dans l’œuvre pour clavier de Bach ?
Le Clavier bien tempéré est au centre de l'œuvre de Bach, l'une de ses réalisations les plus importantes.
 
Et les Variations Goldberg et L’Art de la Fugue ?
Bach n'était pas seulement le plus grand de tous les compositeurs, il était aussi un scientifique, pour lui la musique était plus qu'une forme d'art. Il s'est donc fixé certaines tâches et objectifs et dans chaque genre, il a produit des œuvres extraordinaires. Les Variations Goldberg en sont un bon exemple. Les variations étaient très populaires à cette époque, pour la plupart des pièces maîtresses très brillantes.
Bach nous montre ici qu'il est possible d'atteindre une profondeur sans précédent dans ce genre, dans une œuvre brillante, profonde et intellectuellement stimulante. Dans L'Art de la fugue, il va encore plus loin, explorant toutes les variétés de fugues, toutes en ré mineur, sur un même sujet. Pour moi, c'est son plus grand travail et le plus grand morceau de musique de quiconque.
 
Que vous reste-t-il à découvrir du Clavier bien tempéré ?
Le Clavier bien tempéré est aussi une œuvre pédagogique, car Bach était un merveilleux professeur. Les Préludes et Fugues dans les 24 tonalités majeures et mineures représentent des leçons de jeu au clavier et d'art de la composition. Chaque tonalité a une signification, un caractère et une expression différents. Il y a une grande variété dans ces différences.
 
Quelle est la part de liberté pour un interprète du Clavier bien tempéré ?
Les interprètes ont des obligations et des libertés. Nous sommes obligés de suivre le texte musical. Cependant Bach nous a donné très peu d'indications de tempo, d'articulation, de phrasé, de doigtés, de dynamique. Nous avons donc la liberté de combler ces lacunes. Avec Mozart, Beethoven ou Chopin, nous sommes beaucoup plus restreints.
 
L’ornementation dans le Clavier bien tempéré ?
L'ornementation est bienvenue et nécessaire, plus dans les Préludes que dans les Fugues. Rappelons-nous que Bach était un puritain. La simplicité est préférable.
 
L’usage de la pédale chez Bach ? A une époque vous avez joué tout Bach absolument sans pédale. Mais maintenant, vous l’utilisez un peu. Pourquoi ce changement ?
Oui, il y avait un temps – également dans mon enregistrement ECM – où je n'utilisais aucune pédale. Avouons-le, sur les instruments à clavier de l'époque il n'y avait pas de pédale de sostenuto, Bach n'aurait pas pu l'utiliser. Cette musique est donc parfaitement jouable avec les mains seules. De nombreux pianistes s'appuient sur l'utilisation de la pédale pour dissimuler le fait qu'ils ne peuvent pas se connecter ou se déconnecter avec leurs doigts et leurs mains. Maintenant, à un âge plus avancé, après plusieurs décennies, il est bon d'utiliser un peu de pédale pour le bien de la sonorité. Ne soyons pas dogmatiques, avec ou sans pédale, tant que la polyphonie et la conduite vocale sont claires.
 
Vous pensez le Clavier bien tempéré comme une œuvre pour clavier pure ou certaines pièces pourraient s’envisager comme des compositions pour orchestre transcrites pour clavier ?
Le Clavier bien tempéré est un travail de clavier et il ne doit pas être transcrit sur d'autres instruments. Pourtant il est truffé de références à l'orchestre : le Prélude en ré majeur du deuxième cahier est avec trompettes, cors et tambours, à la manière de l'orchestre de Lully.
 
Quelle est la part de rhétorique dans le Clavier bien tempéré ?
Toutes les pièces sont rhétoriques car la musique est comme une langue parlée.
 
Peut-on caractériser les pièces en fonction de leur tonalité ?
Comme je le disais à l’instant, les différentes tonalités représentent différents caractères et humeurs. Les théoriciens de l'époque, Mattheson, Kirnberger et d'autres ont beaucoup écrit sur ce sujet.
 
La connaissance et la pratique des autres instruments à clavier, notamment du clavicorde, a-t-elle changé votre approche de Bach ?
Le clavicorde est devenu mon professeur le plus important. Je possède deux instruments que je joue régulièrement. C'était l'instrument à clavier préféré de Bach. Très délicat et intime. Pas du tout mécanique. Je suis convaincu que la majeure partie du Clavier bien tempéré a été composée pour le clavicorde.
 
Vous arrive-t-il de jouer sur un autre instrument que le piano ?
J’ai moins de plaisir avec le clavecin. Mais c'est personnel. Dans la préface des Inventions, Bach parle de l'art cantabile de jouer et cela peut être mieux réalisé sur le clavicorde.
 
Vous avez découvert Bach avec George Malcom (1). Que vous a-t-il apporté ?
Avoir rencontré George Malcolm a été l'une des chances de ma vie. Il m'a tellement appris, pas seulement Bach, mais Scarlatti, Händel, la musique des virginalistes anglais. Il m'a appris comment et quand utiliser l'ornementation. Comment réaliser la basse continue. Comment jouer sur de vieux instruments. Comment écrire des cadences. Comment jouer du Bach sans la pédale. Comment jouer des duos de piano. Et il m'a donné le magnifique livre de CPE Bach, « Essai sur la véritable manière de jouer des instruments à clavier ». Aucun professeur de piano « normal » ne peut donner autant.
 
Quel claveciniste aimez-vous dans Bach (si vous en aimez un) ? Pourquoi ?
Wanda Landowska, parce qu'elle était une merveilleuse musicienne. Tellement imaginative. Et bien sûr George Malcolm.
 
Doit-on s’effacer derrière Bach ?
Oui, Bach est beaucoup plus important que le pianiste.
 
Vous dites : « La musique de Bach tombe très naturellement sous les doigts ». Vous n’allez pas jusqu’à dire qu’elle est facile à jouer !
Bien sûr, ce n'est pas facile. Passé un certain âge, tout devient difficile. Même le premier Prélude.
 
Comment renouveler le plaisir de jouer et de faire entendre le premier prélude du 1er livre du Clavier bien tempéré ?
Le premier Prélude est le début parfait. Pour moi, c'est en « blanc », si le blanc était une couleur. Simplicité et innocence. C'est pourquoi l'Ave Maria de Gounod est si faux. C'est du kitch à l'état pur.
 
Bach est votre pain quotidien ; vous en jouez tous les jours ; cela vous apporte quoi ?
Bach est l'essence de ma vie. Il me donne un épanouissement et une satisfaction spirituelle, émotionnelle et physique. Et au-delà, la gratitude.
 
Propos recueillis par Thierry Geffrotin le 31 octobre 2021.

 

 (1) George Malcolm (1917-1997), pianiste, claveciniste, organiste compositeur et chef. Il fut maître de musique de la cathédrale de Westminster de 1947 à 1959.
 
9 décembre, 20h, Théâtre des Champs Elysées :  Bach - Le Clavier bien tempéré (Livre I).
www.theatrechampselysees.fr/saison/instrument-musique-de-chambre/andras-schiff
 
18 décembre, 20h30, grande salle Pierre Boulez – Philharmonie de Paris : Bach - Le Clavier bien tempéré (Livre II).
philharmoniedeparis.fr/fr/activite/recital/22709-sir-andras-schiff
 
Photo © N.F. Romanini

Partager par emailImprimer

Derniers articles