Châtelet dans la tourmente

- Publié le 13 janvier 2022 à 14:17
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L’annulation du "Messie" pour cause de virus n’est qu’un des nombreux déboires qu’affronte le plus ancien théâtre lyrique de la capitale depuis 2014. Souvenez-vous.

Vendredi 26 novembre, Stephen Sondheim s’est envolé. Chéri des cinéphiles et des voyageurs, le poète musicien aura attendu quatre-vingts ans pour conquérir un public français qui avait piétiné son Forum en 1965 et oublié l’auteur. Jusqu’au 15 février 2010.

Broadway sur Seine

Ce soir-là, le Châtelet affiche A Little Night Music, valse amoureuse empruntée aux Sourires de Bergman. Découverte d’un continent à part, ce sophisticated Broadway dont New York est si fier et si ignorant. Ouvrage subtil, dur aux chanteurs, doux au public ; plateau de rêve (Greta Scacchi, Leslie Caron, Lambert Wilson) ; orchestre complet. Habitué au régime sans chair de sa ville natale, le compositeur admire le Philharmonique de Radio France qui remplit la fosse et l’espace. Si vous voulez savoir à quoi ressemble sa musique, clame-t-il dans la presse, oubliez Manhattan, visitez Paris. Après trois saisons en zigzag, Jean-Luc Choplin, ex-adjoint de Roland Petit et Rudolf Noureev promu chez Walt Disney puis nommé à la tête du Châtelet par Bertrand Delanoë, a découvert sa vocation. Broadway sur Seine.

A la Little Night Music succèdent le sanglant Sweeney Todd, le pointilliste Sunday in the Park with George, le fantasque Into the Woods. Et Stephen Sondheim ne vient pas seul. Jean-Luc Choplin importe The Sound of Music, Carousel, Show Boat, My Fair Lady, The King and I, festival Kern, Loewe, Rodgers & Hammerstein, jusqu’au bouquet final, Singin’ the Rain et An American in Paris. Ce faisant, le directeur applique le programme que Giuseppe Verdi empruntait lui-même à la Renaissance : « tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès ». Remontons à la source.

Sérieux et populaire

Inauguré en 1862 avec une féerie déjà ancienne intitulée Rothomago, le Châtelet est né « sérieux et populaire ». Ancêtres du musical, voici Aladin en 1863, Cendrillon (pièce à machines, aucun rapport avec Rossini ou le futur Massenet), Gulliver, Le Petit Chaperon rouge (trente tableaux, deux mille costumes). Ou Le Tour du monde en 80 jours d’après le roman tout frais de Jules Verne (trois mille représentations entre 1876 et 1940). Le nouveau patron Maurice Lehmann réforme le genre sans le trahir et frappe en 1951 un coup analogue : Le Chanteur de Mexico (vingt tableaux, deux-cents figurants, mille cinq-cents fois). Et quand la mairie transforme le mausolée de l’opérette en Théâtre musical de Paris, le principe change à peine : « opéra, danse, concert et opérette de grande qualité, à des prix abordables ». Ouverture du TMP le 4 novembre 1980 – La Vie parisienne selon Yves Robert.

Aussi fastueux qu’on se le remémore, le Châtelet triomphant levé par Jacques Chirac contre la lugubre Bastille de François Mitterrand, le Châtelet-plus-fort-que-l’Opéra, le Châtelet de Stéphane Lissner et Jean-Pierre Brossmann, n’aura donc été qu’une parenthèse. Entre « élitisme pour tous » et divertissement ingénieux, les années Choplin-Sondheim lui ressemblaient davantage.

La chute de Ruth

Et patatras. En 2014, la première adjointe Anne Hidalgo succède à son mentor Delanoë. Toute à son plan d’urbanisme et d’infrastructure, Madame le maire abandonne la culture au jeune Bruno Julliard, lui-même premier adjoint et chargé des relations avec les arrondissements, fardeau que n’allège pas son faible intérêt pour les arts classiques. Maître Choplin sur le départ, se présente le profil idéal : progressiste, féministe, adepte de la critical race theory, Ruth Mackenzie est passée par Glasgow, Amsterdam, les Jeux Olympiques de Londres. Nommée au Châtelet en 2017, Mrs Mackenzie traverse une longue fermeture pour travaux – tradition locale – puis enchaîne les prouesses : spectacles ruineux sans public, programme hétéroclite, night club dans le salon Nijinski (le plancher du plus ancien théâtre lyrique de la capitale menace ruine), guerre dans les bureaux, audit assassin… Tant pis pour l’« engagement universel rejetant les logiques identitaires » et « la fabrique citoyenne artistique ». Sans préavis, le 28 août 2020, Anne Hidalgo renvoie Ruth Mackenzie.

Après la liberté

Depuis ? Covid et pain sec. Quelques shows sélectionnés avec goût et mesure, des équipes épatantes, un peu d’espoir, beaucoup de peine. De toute façon, confie Jack Lang à L’Express, « si la mairie de Paris fermait du jour au lendemain le théâtre du Châtelet, le musée Carnavalet, le Petit Palais, le palais Galliera et tous les établissements dont elle a la charge, les Parisiens garderaient la meilleure offre culturelle de France, voire du monde ! » Pourquoi ? Parce que, « entre le Louvre, le Centre Pompidou, l’Opéra et tous les autres établissements, l’État finance à lui seul 80 % de la vie culturelle de la capitale ».

Endettée jusqu’aux cheveux, épuisée de sa « réinvention » perpétuelle, étouffée par les Olympiades 2024, grillée dans l’enfer vert (végétalisation de la Concorde, arborisation du pont d’Iéna), la mairie n’a plus un cent pour son Châtelet. Notre Châtelet. Un théâtre dont l’écho résonnait jusqu’à New York, jusqu’à Tokyo. Qui chantait l’exubérance et la liberté. Qui donnait le la. Bye-bye. A moins que l’oncle d’Amérique…

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