Ars Musica : Covid, Codeco et Coup du sort

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Il faut aujourd’hui les nerfs bien accrochés et l’estomac solide (ou l’inverse) pour mener un festival jusqu’au bout : après une édition 2020 qui se réinvente en dernière minute et en ligne, une édition 2021 qui s’en réapproprie le thème et (une part de) la programmation -non sans s’étaler dans le temps et (encore un peu plus) dans l’espace-, Ars Musica persévère ce(s) 15 (et 16) janvier, avec une élégance obstinée face à l’adversité (mais oui, vous savez, un virus et ses contingences politico-organisationnelles) : d’abord sous la menace d’une annulation, puis soumis à une jauge absolue (« 200 personnes, c’est 8 % de la capacité de la salle Henry Leboeuf », explique Jérôme Giersé, directeur de Bozar Music) avant d’être privé (la veille) de la soprano Caroline Melzer (nos condoléances à elle), le premier concert de 2022 adapte son programme et se joue trois fois en deux jours -et la standing ovation du public dès la représentation de 17h30 salue, à juste titre, aussi bien les compositeurs, que les musiciens et les organisateurs.

Le musique, envers et contre tout

Bozar frémit ce samedi en fin d‘après-midi, entre ceux qui sortent de la généreuse exposition consacrée à David Hockney, maître de l’iPad et des piscines à jolis garçons, et ceux qui entrent pour la première mondiale (une première de premières, puisque le compositeur confie toujours la création de ses œuvres à ses compatriotes) de King Lear, le Quatuor à Cordes n° 9 du plus populaire du trio minimaliste (répétitif disent certains) des Américains (Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass), fruit d’une commande (groupée et internationale) du festival -dédicacée au Quatuor Tana.

Le quartet parisien, épatant de précision, résistant et adaptable (les circonstances sanitaires autant qu’un ré-accordage d’urgence pour le premier violon en fin de concert) et fin connaisseur des quatuors à cordes de Philip Glass (dont il propose l’intégrale enregistrée) s’attelle à un programme en trois parties, qui débute avec une interprétation d’Entr’acte, plus nuancée (moins colorée et moins rude) que celle livrée sur disque par l’Attacca Quartet : inspirée de Haydn, Caroline Shaw l’écrit en 2011, ravie de réexplorer un format, certes ancien et familier, mais où une porte ouverte sous un autre angle ou avec une vigueur différente est susceptible de révéler un nouveau monde -une réussite pour cette Newyorkaise, compositrice, violoniste et chanteuse au sein de l’ensemble vocal Roomful of Teeth, plus jeune récipiendaire du Prix Pulitzer catégorie musique, en 2013.

« Nous sommes sur ce projet depuis deux ans, on a cru ne jamais y arriver », explique Antoine Maisonhaute, qui remercie Bozar et Ars Musica de leur opiniâtreté, et classe à part ce Quatuor à cordes n° 9 de Philip Glass : « en général, dans la musique minimaliste, le matériau de base subit de petites transformations au fur et à mesure du morceau », mais les cinq mouvements de King Lear se présentent sous un autre jour, délaissant le plus souvent la construction minimaliste pour faire de la place à la mélodie, dans un mode plus classique. Et c’est vrai qu’elle est là, la mélodie, dès les premières vibrations des cordes : Glass part de la partition de son King Lear de 2019, écrit pour la mise en scène à Broadway de la tragédie de Shakespeare -il s’est déjà frotté à l’univers du dramaturge anglais avec Cymbeline, en 1991- et délivre une version de concert sage, consensuelle, témoin de sa maturité de compositeur définitivement installé, parsemée de (légers) grains d’inconscience (le thème central -au rythme entraînant- du troisième mouvement ; la rugosité introductive du cinquième mouvement) et d’indices de son ancienne addiction à la forme répétitive (le cinquième mouvement, qui renvoie au premier).

Le prolifique Franz Schubert (un catalogue de plus de mille compositions) met le point final à son Quatuor à cordes n° 14 à un moment de sa vie où sa santé, chancelante, ne lui laisse guère d’espoir de guérison -il meurt deux ans plus tard, à l’âge de 31 ans- et où le sentiment de solitude prend ses quartiers, lui qui vit chichement et s’endort à l’étroit, assailli de pensées morbides et sans lendemain. La jeune Fille et la Mort (pièce ainsi nommée en référence au lied D. 531, Der Tod und das Mädchen, que Schubert écrit, d’après les mots du poète Matthias Claudius et dont les variations, au nombre de cinq, nourrissent l’Andante -en plus d’intervenir comme un leitmotiv dans les trois autres mouvements) fluctue comme jamais entre souffle de vie et angoisse de mort : au Presto, le destin s’y voit maté, courbant l’échine sous la vitalité triomphante.

Ce final enthousiasmant est communicatif (la standing ovation -qui salue tout autant la persistance de la Culture, mauvaise herbe infiltrée entre les pavés sanitaires) et on se prend à imaginer un tel sursaut public pour des œuvres plus rugueuses et de notre temps.

Bernard Vincken

Crédits photographiques :  Nathalie Gabay

 

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