A Genève, l’exotisme réinventé de Turandot

- Publié le 21 juin 2022 à 14:21
Le collectif artistique teamLab plonge le chef-d’œuvre de Puccini dans un univers fantasmagorique, entre manga et science-fiction. Sous la direction musicale d’Antonino Fogliani, Ingela Brimberg triomphe dans le rôle-titre, au côté de la Liù bouleversante et fragile de Francesca Dotto.
Turandot à Genève

A une époque où l’on se plaît à brocarder les stigmates coloniaux du répertoire lyrique, le Grand Théâtre de Genève a la sagesse de ne pas nier l’exotisme de Turandot, préférant le réinventer. Collectif d’origine japonaise mêlant arts plastiques et nouvelles technologies, teamLab a façonné un univers intrigant, entre manga et science-fiction, où des créatures aux costumes extravagants et volontiers zoomorphes évoluent dans les anfractuosités d’un monumental décor tournant. Une constellation de rayons laser et de projections vidéo forme une palette d’effets spéciaux qui impriment durablement la rétine. Du sol jusqu’aux cintres, tout l’espace est saturé par ces visions fantasmagoriques qui ont pour le spectateur d’aujourd’hui le même parfum d’ailleurs et d’étrangeté que distillait, à la création de l’ouvrage en 1926, la Chine immémoriale – à laquelle, cependant, teamLab ne s’interdit pas quelques discrètes références.

Sexes fleuris

Dans cette savante scénographie, Daniel Kramer règle un spectacle qui, tout en respectant la narration, a parfois un peu trop tendance à montrer ce qui ne devrait relever que du symbole. Passe encore qu’au royaume de la castratrice Turandot les hommes exhibent des sexes en forme de fleur ; on aurait pu au moins nous épargner, au début, le réalisme sanguinolent d’une scène d’émasculation en gros plan – si l’on peut dire.

Mais la mobilité d’un trio de ministres au genre indéterminé fait mouche, tout comme l’apparition depuis les hauteurs d’une Turandot encapsulée dans une corolle d’or. Plus tard, ce n’est plus Liù que l’on torture mais Calaf, et c’est pour lui épargner ses souffrances qu’elle se donne la mort – interprétation qui renforce encore la noblesse de son sacrifice. Timur aussi se poignarde de désespoir, avant que les ministres et les sbires de Turandot ne s’entretuent à leur tour. A la fin, alors qu’on pleure la dépouille de l’empereur, ne restent que le couple princier et le peuple, libérés par la victoire de l’amour. Vision cohérente jusque dans ses partis-pris les plus extrêmes, dont la lisibilité et la force visuelle ne sont en tout cas jamais compromises.

Après tant de succès chez Wagner (Brünnhilde de La Walkyrie à Bordeaux) ou chez Strauss (Elektra ici-même), Ingela Brimberg ajoute un nouveau trophée à son glorieux tableau de chasse. Cette Turandot darde ses aigus au scalpel, tout en montrant, dans les ondoiements d’un chant à la plasticité sidérante, une féminité tour à tour rayonnante et inquiète, avec même quelque accent de petite fille en panique –peu importe, alors, la faiblesse d’un ou deux graves.

Teodor Ilincai a, lui, l’aigu parfois un chouïa trop bas, mais la couleur et le volume de ce Calaf séduisent, tout comme une ligne assez disciplinée pour épouser les élégiaques envolées où le mènent ses deux airs. Timbre tout en chair et sourires, cantabile infini regorgeant de nuances et demi-teintes, la Liù de Francesca Dotto triomphe sans réserve. Si le vétéran Chris Merritt (Altoum) peine à dissimuler l’outrage des ans, Liang Li (Timur), belle basse phrasée à l’archet, au pathétisme jamais outré, emporte la mise.

Modernité

Dirigeant l’Orchestre de la Suisse romande, Antonino Fogliani affûte les arêtes, exalte la modernité de l’écriture, si bien que font parfois défaut tendresse et poésie aux instants les plus lyriques. En ce soir de première, on déplore aussi une cohésion pas toujours parfaite entre la fosse et le chœur – situé il est vrai le plus souvent en fond de scène, loin du chef. Mais cette lecture qui file droit ne connaît aucun temps mort, avance au rythme de l’action : c’est l’essentiel.

A propos de modernité : on joue le finale composé par Berio au tout début de ce siècle. Moins grandiloquente que celle concoctée par Alfano pour la création, cette tentative d’achèvement récente révèle à chaque nouvelle écoute ses qualités et ses fines intuitions dramatiques. En particulier les ultimes mesures pianissimo, apaisées comme un coucher de soleil, auxquelles fait écho le superbe tableau qui referme le spectacle.Turandot de Puccini. Genève, Grand Théâtre, le 20 juin. Représentations jusqu’au 3 juillet.

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