La Roque d’Anthéron : au bonheur des pianophages

- Publié le 10 août 2022 à 11:38
Après deux étés en mode restreint, le festival de La Roque d’Anthéron retrouve son cortège de pianistes internationaux et son flot de spectateurs.
Dmitry Shishkin

Même les cigales semblent de retour, accompagnant les concerts en cymbalisant à qui mieux-mieux, avant que la nuit ne tombe. Malgré la chaleur écrasante, Dmitry Shishkin, 30 ans, ne fait pas tomber la veste quand il se présente à 18h sur la scène du parc du château de Florans. Le jeu de celui qu’on avait entendu à Genève (1er Prix ex-æquo du concours en 2018) puis Moscou (2e Prix ex-æquo l’année suivante) n’a rien perdu de sa clarté éblouissante. C’est à une véritable radiographie des partitions que se livre le musicien, qui ne semble guère avoir de limites techniques. Après une Chaconne de Bach/Busoni d’une majesté un rien abrupte, deux pièces de Rameau pépient avec bonheur. Le Debussy du natif de Tcheliabinsk, près de l’Oural, s’avère des plus personnels : sa Suite Bergamasque arbore une vigueur étonnante et une franchise la gardant, dans le Clair de lune, de toute évanescence superflue. Le Scherzo n°2 et la Polonaise héroïque de Chopin sont enlevés avec une flamme remarquable. Et quelle main gauche, à l’assise puissante ! On en aura une preuve supplémentaire dans une impressionnante Etude révolutionnaire (Chopin encore) dans la version « manchote », revue, corrigée et complexifiée avec une joie sadique par Godowsky.

Trésors de nuances

Trois heures plus tard, la température est quelque peu tombée quand Arcadi Volodos, fidèle du festival, fait son apparition, l’allure solennelle, jaugeant le public de haut, les bras croisés. La simplicité des Scènes d’enfant de Schumann ne s’accorde guère à l’extrême sophistication de son jeu. On s’extasie devant ces trésors de nuances et de toucher, au point qu’on en oublie quelque peu la musique. L’ampleur déroutante des deux dernières pièces, élevées à l’état de contemplation mystique, est-elle appropriée dans une œuvre où le naturel absolu devrait régner en maître ? Schubert ensuite, avec la Sonate D. 850, dont l’ultime mouvement, le plus enchanteur de tous, s’épanouit dans le plus pur cantabile. Surtout, frappe la capacité de l’artiste à ne jamais rompre le fil du discours, pourtant tendu à l’extrême par une agogique très étudiée, ne devant rien au hasard. Ce court récital s’achève par cinq bis, où on retrouve le créateur révéré de mondes sonores, en particulier dans deux Poèmes de Scriabine et une page de son cher Mompou.

Hommage à Proust

Le lendemain soir, Pavel Kolesnikov propose un hommage à Proust, d’une recherche exemplaire, nous transportant l’espace d’un peu plus de deux heures dans quelque salon du début du siècle dernier. Il commence par le seul premier mouvement de la Sonate D. 840 de Schubert, choix audacieux mais compréhensible au regard de la dimension qu’il lui confère : il en fait une œuvre en soi, une rêverie qu’on croirait éternelle, à laquelle il fait se succéder des miniatures de Schubert et Reynaldo Hahn, qui glissent les unes sur les autres, se mêlent et s’entremêlent à tel point qu’on finit par ne plus vraiment savoir ce qui est de l’un ou de l’autre. La délicatesse de l’interprète, sa manière de ciseler ces gemmes, son sens de l’intimisme nous valent quelques moments de pure magie (telles la Valse en si mineur D. 145 n°6 du premier et La Feuille du second). Après l’entracte, Prélude, Choral et fugue de Franck fait passer quelques sueurs froides : Kolesnikov rate une note dans le volet central et, au lieu de poursuivre, recommence quelques mesures plus tôt. Las… perturbé, il ira d’approximations en approximations, ne retrouvant sa pleine maîtrise que dans la Fugue. Ce programme un peu trop long, mais d’une parfaite singularité, se referme sur les trois derniers mouvements de la Sonate de Schubert avant, en bis, une Cathédrale engloutie de Debussy merveilleusement sentie.

Piano survolté

Concert des grands soirs vendredi : les gradins affichent complets pour accueillir Alexandre Kantorow et le Sinfonia Varsovia dirigé par Aziz Shokhakimov. Au menu, deux concertos. C’est le 2e de Tchaïkovski qui ouvre le bal, celui-là même qui valut au musicien français de remporter le concours du même nom à Moscou en 2019. Un piano survolté, épique et toujours chantant, apte à faire oublier les facilités d’une œuvre qu’il faut prendre comme le font les authentiques musiciens, au premier degré, sans essayer de lui faire dire ce qu’elle n’est pas. Partenaire précieux, le chef ouzbek sait transmettre son énergie à un très honorable orchestre polonais. Le public ne peut qu’exulter. Place ensuite au Concerto n° 2 de Liszt qui, malgré quelques incises méphistophéliques, exalte la fibre lumineuse du soliste. L’auditoire n’entend pas le lâcher comme cela. Il lui soutirera trois bis : si la Mélodie de l’Orfeo de Gluck/Sgambati ne fait pas oublier Nelson Freire (mis à l’honneur cette année lors de divers hommages), le Sonnet de Pétrarque n° 104 de Liszt témoigne d’une hardiesse assez irrésistible, tant l’artiste de 25 ans de semble dévorer certains traits, et le Finale de l’Oiseau de feu, dans la transcription d’Agosti (que Kantorow a jouée un nombre de fois incalculable ces dernières années), atteste son goût prononcé pour les textures orchestrales.

A suivre !

Le dernier beau moment de notre périple Rocassien, on le doit à Cristian Budu, pianiste brésilien d’origine roumaine, vainqueur du concours Clara Haskil en 2013. Le matin, dans l’atmosphère heureusement climatisée du centre Marcel Pagnol, une salle de 200 places à l’acoustique assez mate, démontre une conception originale de Schumann : l’Arabesque, jamais vaporeuse, cernée au contraire de quelques rugosités et de contrechants inattendus, annonce la fièvre et la tension des Kreisleriana. A des Estampes de Debussy en blanc et noir, ne devant rien à un pseudo « impressionnisme », mais dont l’absence même de charme en devient assez captivant, succèdent d’éclatants extraits du Ciclo Brasileiro de Villa-Lobos. Une personnalité bien affirmée, qu’on aura plaisir à entendre à nouveau.

Festival de piano de La Roque d’Anthéron. Du 3 au 6 août.

.

Diapason