Cinéma : Tár, idole au crépuscule

- Publié le 23 janvier 2023 à 20:07
Deux films sortent ce mercredi 25 janvier dont l’héroïne est une maestra. Destins parallèles mais contraires. Le joyeux “Divertimento” chante une naissance quand le sombre “Tár” conte une fin, précipitée par la cancel culture
Tár de Todd Field

Quinze ans après Little Children, le nouveau film de Todd Field remplira-t-il davantage les salles obscures ? Pas sûr. En cause : sa longueur. Disons, ses longueurs intentionnelles. Générique complet avant la première image ; séquence initiale froidement documentaire (interview publique de la compositrice et chef d’orchestre Lydia Tár par le vrai journaliste Adam Gopnik), dialogue administratif au restaurant (ma voisine pendant la projection de presse : « Je le crois pas »)… Sûr de sa supériorité, le réalisateur laisse enfler le mal qui ronge à l’occasion un Terrence Malick, un Lars von Trier. Péché d’orgueil.

Rendez-vous aux Oscars

Dommage. Car le cinéma n’a jamais eu si urgemment besoin de tels films, mûrs, denses, rigoureux. Et généreux : cadeau à Cate Blanchett, Tár a déjà couvert l’actrice de trophées (festival de Venise, cercles critiques de New York, Los Angeles, Boston, Chicago… une dizaine avant la sortie en Europe) et n’attend plus que les Oscars du 12 mars. Juste palmarès. Manière d’épilogue à Blue Jasmine (Oscar pour Cate Blanchett en 2014), Tár dresse un autre portrait de la névrose moderne, dur et compassionnel, réaliste et fantastique, uni et multiforme. Et virtuose. Un numéro de trois heures qui ne cède jamais.

Qui est Lydia Tár ? Une compositrice en panne mais une maestra (« maestro » dit-elle) au zénith. Disciple de Leonard Bernstein non sans point commun avec Marin Alsop – qui dans un entretien accordé au Sunday Times s’estime « offended » –, elle est aujourd’hui en poste au Philharmonique de Berlin où doit se clore une intégrale Mahler suspendue par la pandémie. Aventure plausible d’une musicienne fictive. Dernière symphonie à diriger : la Cinquième, celle dont la partition repose sur le cœur de Bernstein au cimetière de Brooklyn. La star des podiums a tout, la science, la notoriété, le bras, l’allure, la blessure. Artiste engagée, militante écoutée, icône LGBT (son épouse est Konzertmeisterin, ce n’est pas une affaire privée), le nouveau monde lui appartient.

Une œuvre véritable

Ce que la golden girl n’a pas prévu, c’est que le nouveau monde tourne tellement plus vite que l’ancien. Poussière, tu redeviendras poussière, la cancel culture s’y emploie. Une élève séduite naguère se suicide. Un à un les soutiens se dérobent. Confrères, amis, agents, directeurs, médias, groupes de pression, Thunberg generation illuminée par le souverain Bien – masque du souverain Moi que Todd Field se délecte à soulever. Ne gâchons pas la surprise d’un finale invraisemblable, monstrueusement vraisemblable.

C’est peu dire que l’auteur maîtrise son sujet. Il le sait et feint de croire que le spectateur en sait autant. Pour appréhender les critères de Lydia, il faut connaître « MTT », les « Big Five », le « free bowing » (jeu à contre-archet, spécialité d’un Stokowski tombée en désuétude hélas !), les affaires Dutoit et Levine, l’administration d’un orchestre allemand. Et se remémorer la symbolique du chiffre 5 (le corps, les sens, les doigts, la dominante, le mariage du ciel et de la terre). Il faut goûter les tons taupe, les espaces gris, les diagnostics froids, les plans fixes. Il faut être patient et accepter de ne pas tout saisir en une fois. Alors le conte hoffmannien répandra ses prestiges ; la dévotion du cinéaste flottera comme un charme (synchronie son-image méticuleuse – la jeune comédienne dont s’éprend Lydia est aussi violoncelliste, impossible qu’il en aille autrement à en juger par « son » concerto d’Elgar). Chef-d’œuvre, on ne saurait dire. Œuvre sans l’ombre d’un doute. Est-ce si fréquent ?

Tár de Todd Field. Dans les salles à partir du 25 janvier

Diapason