Musique des ténèbres
Mis à jour le 20 mars 2023
Difficile pour qui dresse le portrait de Sébastien Daucé de faire l’impasse sur certains mots tels que curiosité, subtilité, exigence… Cet organiste, claveciniste et directeur de l’ensemble Correspondances fascine : il fait partie de ces chef·fes français·es qui n’ont pas froid aux yeux et qui, depuis une dizaine d’années, se sont emparé·es de la musique baroque avec fougue pour la remettre au centre de toutes les attentions. Mais le strass et les paillettes n’ont pas l’air d’être le style de Daucé : alors qu’il lui aurait été facile de se faire remarquer en empruntant des passages obligés, il a toujours choisi de tracer son chemin hors des sentiers battus, adoptant la passion comme seule boussole, glanant ici et là des œuvres rares – parfois méconnues, souvent inconnues. Avec une soif de découverte et selon des critères de choix intimes qui semblent appartenir à lui seul. En deux projets, il embarque les étudiant·es du Conservatoire pour un voyage plein de surprises et de découvertes, de Leipzig à Venise en passant par Dresde. Un projet qui, à l’en croire, constitue une chance pour les étudiant·es autant que pour lui-même. Bref, cet éternel étudiant arrive au Conservatoire avec un mot d’ordre : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »
Sébastien Daucé s’est mis au vert. Lorsqu’on le retrouve pour évoquer sa participation à la prochaine saison du Conservatoire, il revient tout juste du Charolais, où Les Amis de l’Orgue de Charolles ont organisé une série de concerts autour de l’instrument de la manufacture Blumenroeder inauguré en 2016 : « C’était l’une des premières fois que nous jouions une cantate de Bach. Évidemment, je me suis demandé comment j’avais pu attendre aussi longtemps pour aborder ce compositeur. Tout m’y semblait si naturel… C’est ainsi qu’en un concert et en l’heureuse compagnie de -Matthieu Boutineau au grand orgue, la musique de Johann Sebastian Bach est devenue nouvelle pour nous. »
Depuis ses premiers enregistrements chez Zig-Zag au début des années 2010 jusqu’au succès actuel chez Harmonia Mundi, -l’ensemble Correspondances s’est fait un nom dans le répertoire baroque français. Dans la constellation des compositeur·rices cher·es à son cœur, Marc-Antoine Charpentier est tout particulièrement à l’honneur : il est une figure clef, trait d’union entre le style italien et la culture musicale française de l’époque. Ce n’est que récemment que -Sébastien Daucé et Correspondances ont décidé de se déplacer vers le nord, d’abord avec le disque Perpetual Night, autour de la musique anglaise (en compagnie de la mezzo Lucile Richardot, l’une de leurs plus fidèles collaboratrices), puis avec un projet autour de Bach et Buxtehude : « Charolles, Pontaumur et Arques-la-Bataille – trois lieux équipés de grandes orgues – nous ont demandé de combiner Buxtehude et la cantate BWV 106 (Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit). Cette demande venait au bon moment. Je pense que la vraie nouveauté pour nous, c’étaient les Membra Jesu nostri de Buxtehude. Cette œuvre époustouflante ne constitue toutefois pas une rupture avec ce que nous avons fait auparavant : j’y retrouve beaucoup de liens avec la musique française, avec la manière d’écrire le contrepoint italianisant de Charpentier, avec l’organisation de la musique sans distinction entre chanteurs tutti et solistes. Passer de Buxtehude à la cantate 106 de Bach, qui s’inscrit dans cette tradition “du nord”, me semble un chemin évident. »
« La cohérence de notre parcours est essentielle. J’ai besoin de trouver le chemin logique qui me permet de comprendre ce qu’un -compositeur avait en tête à l’époque, lorsqu’il écrivait. Par exemple, je n’aborderais jamais un oratorio de Händel from scratch – sans que cela ne s’inscrive dans un processus de recherche – même si j’adorerais faire des œuvres telles que le Messie, le Triomphe du temps… C’est une manière de saisir les œuvres en mouvement, dans leur devenir : pas seulement telles que nous les avons aujourd’hui sous les yeux. Lorsque j’essaie d’imaginer comment je souhaite mener des projets à long terme, pour les quinze ou vingt prochaines années, j’ai une certitude : je n’ai pas envie de manger les plus gros fruits de l’arbre au mépris des autres. Je veux vivre pleinement chacune des étapes, trouver le chemin secret qui nous conduit d’un projet à l’autre. J’ai ma propre logique, je n’ai pas besoin qu’elle réponde aux exigences du “marché” ni même qu’elle soit lisible. »
« Quand j’étais au Conservatoire, j’avais l’impression d’avoir beaucoup de connaissances. Maintenant j’en sais certainement un peu plus mais pas tellement. En préparant ces deux projets pour le CNSMDP, j’ai recherché ce qui pourrait être nécessaire, essentiel pour des étudiants. Pour moi, la réponse est claire. Je ne suis pas du genre à affirmer qu’il faut jouer Bach ou tel compositeur de telle ou telle façon. Ni sur le plan technique ni du point de vue de l’interprétation. J’aime partager avec les autres la méthode de travail que je me suis construite : une méthode qui, je pense, fonctionne bien avec les répertoires que je côtoie. J’ai envie de dire aux participants : testons ma méthode, essayons-la ensemble et nous verrons bien comment interpréter au mieux cette musique. Il ne s’agit pas de verser dans le dogmatisme, de se gonfler des certitudes d’une lecture a priori, mais au contraire de développer la palette la plus large possible. Pour moi, un musicien devrait avoir une boîte à outils à disposition afin que, quand il commence un projet avec moi ou avec n’importe qui, il y ait une ouverture d’esprit, l’envie de se mettre au service de manières de penser diverses avec des propositions variées, qu’il s’agisse ou non de son propre goût. C’est avec ce type de musiciens que je suis heureux de partager des projets. »
Les deux projets que Sébastien Daucé développe au CNSMDP sont centrés autour de Bach, et notamment, pour le programme de janvier, autour des cantates du début de sa carrière, influencées par Buxtehude. Dans le second programme, Bach apparaît sous une lumière plus contrastée, entouré de Jan Dismas Zelenka, qui travaillait à la cour de Dresde, et du Vénitien Antonio Lotti : « Si les hautboïstes jouent du Zelenka depuis toujours quand ils touchent au répertoire ancien, le grand public reste à conquérir. Comme nous sommes sur un répertoire qui m’est moins familier – je ne suis pas identifié comme spécialiste de Zelenka et c’est surtout Vacláv Luks qui a marqué les esprits en France, j’adore l’idée de profiter de cette occasion pour m’ouvrir et me connecter avec d’autres idées, fréquenter d’autres musiques que le répertoire français que je -travaille tant. »
« L’Office des défunts de Zelenka est incroyable. C’est une musique de premier plan, variée, expressive, dramatique. Elle ne ressemble en rien aux offices des ténèbres de la fin du XVIIe que nous connaissons bien, comme ceux de Lalande, -Charpentier, Couperin : cette musique très ornée, parfois à voix seule, toujours sans orchestre. Chez Zelenka, on entend les mêmes textes extraits des Lamentations de -Jérémie, mais avec un véritable orchestre, solistes, chœur, une écriture beaucoup plus riche : nous sommes dans les années 1720 - 1730. Si le Miserere de Lotti est typique du style vénitien du XVIIIe, j’y trouve de nombreux parallèles avec Zelenka. On ignore s’ils ont travaillé ensemble, mais c’est aussi l’un des sens du projet que de nous permettre de réfléchir à l’analyse critique du style, indépendamment des connaissances historiographiques. J’ai finalement décidé d’ajouter le motet de funérailles BWV 118 de Bach pour montrer que ce compositeur illustre, que nous croyons connaître, n’est en rien monolithique et qu’il peut encore nous surprendre. Dans ce motet il superpose au monde polyphonique ancien son style harmonique si riche. Ces couleurs de vents rappellent les cérémonies funèbres de l’Europe -centrale. Il est important à mes yeux que la polyphonie y occupe une place essentielle. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ces pièces : je souhaite une circulation entre solistes et choristes. (J’utilise ces mots auxquels je ne crois pas : pour moi, il n’existe que de bons chanteurs.) J’ignore pour l’instant jusqu’où nous pourrons aller ensemble : les étudiants sont par ailleurs engagés dans mille projets. J’espère juste qu’ils m’offriront la joie d’aller le plus loin possible. »
« Parfois, j’ai l’impression d’avoir vingt ans. Ce n’est plus vrai mais j’aime l’idée de rester curieux, de conserver au fil des ans cette soif d’exploration, de toujours continuer à découvrir de nouvelles pièces. Si j’étais venu pour faire un projet Charpentier, les participants seraient sans doute partis du principe que je maîtrisais trop le sujet pour qu’ils puissent me faire la moindre suggestion. Avec ces deux projets Bach, il est tout à fait possible que j’aie une proposition pour une articulation ou un phrasé, mais qu’un flûtiste – qui viendrait de lire Quantz en détail – suggère de faire autrement. J’aime cette idée : j’aime l’idée que les étudiants en sachent plus que moi sur tel ou tel point et que je puisse à mon tour enrichir ma lecture de l’œuvre à leur contact. »
Albert Edelman
Photo © Marc Campa