Regards sensibles sur l’univers du lied d’Othmar Schoeck

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Othmar Schoeck (1886-1957) : Nachhall, suite de lieder pour voix et orchestre d’après des poèmes de Nikolaus Lenau et Matthias Claudius op. 70 ; Trois Lieder de Heinrich Heine pour soprano et orchestre op. 4 et Huit Lieder pour soprano et orchestre op. 17, arrangements Graziella Contratto. Olena Tokar, soprano ; Stephan Genz, baryton ; Orchestre symphonique de Berne, direction Graziella Contratto. 2023. Notice en allemand, en anglais et en français. Textes des lieder en allemand, sans traduction. 63’ 02’’. Schweizer Fonogramm SF0015.

Même si, depuis le début de notre siècle, plusieurs parutions du label Claves (œuvres chorales, sonates pour violon et piano, deux opéras : Das Schloss Dürande et Vom Fischer und syner Fru) ont permis une meilleure connaissance du Suisse Othmar Schoeck, notamment grâce à l’intérêt du chef d’orchestre zurichois Mario Venzago, ce compositeur n’est pas parmi les plus connus. On lui doit pourtant une belle partition lyrique d’après Kleist, Penthesilea, créée à Dresde en 1927, qui a connu plusieurs productions (Gerd Albrecht au sommet pour Orfeo, en 1982), et plus de quatre cents lieder, dont des cycles ont été magnifiés par Dietrich Fischer-Dieskau. Une intégrale en a même été tentée dans les années 1990, pour Jecklin, avec diverses voix dont celle de Juliane Banse et de Dietrich Henschel. C’est sur ce genre que le présent album Schweizer Fonogramm se penche de façon choisie, avec des pages de jeunesse et de fin de vie.

En 2013, les éditions genevoises Papillon ont publié la première biographie en français d’Othmar Schoeck, rédigée par Beat Föllmi, spécialiste du compositeur. Une présentation de ce livre a été faite par Ayrton Desimpelaere dans les colonnes de Crescendo le 22 janvier 2014 ; nous y renvoyons le lecteur pour un plus ample aperçu biographique. Rappelons que, né à Brünnen, au bord du lac des Quatre-Cantons, Schoeck a étudié à Zurich avant de passer un an à Dresde auprès de Max Reger (1907/08). Il accomplira une carrière appréciée d’accompagnateur et de chef d’orchestre. 

Dans l’ouvrage de référence Une histoire de la musique en Suisse, qui vient de paraître chez Slatkine, l’historien de la musique qu’est James Lyon -il a eu une activité de violoncelliste dans des orchestres parisiens comme Pasdeloup, Lamoureux ou Radio-France et a été directeur du Conservatoire d’Evry-, consacre plusieurs pages à la pensée musicale de Schoeck. L’auteur précise (o. c, p. 217) que ce créateur n’a guère voyagé, ne s’est pas installé à l’étranger à l’instar de ses collègues Arthur Honegger et Frank Martin, avec lesquels il pourrait peut-être constituer un triumvirat emblématique d’une musique suisse spécifique. Schoeck était très attaché au langage du XIXe siècle, mais, ajoute James Lyon, pour autant, il a intégré, sans aucun doute et peut-être à son corps défendant, les influences d’un Alban Berg, d’un Ferruccio Busoni et d’un Ernst Krenek, ce qui semble démentir son absolu anti-modernisme. 

On relève donc plus de quatre cents lieder composés par Schoeck, qui s’est nourri de poètes de qualité, comme les Allemands Ludwig Uhland (1787-1862), Joseph von Eichendorff (1788-1857), Heinrich Heine (1797-1856), Eduard Mörike ou l’Autrichien Nikolaus Lenau (1802-1850) ; ils sont mis en évidence dans les pages du présent programme. La longue notice détaillée (treize pages) est signée par la cheffe d’orchestre Graziella Contratto (°1966), née à Schwytz, non loin de Brünnen. Formée aux Conservatoires de Lucerne et de Winterthur, elle a été l’assistante de Claudio Abbado à la Philharmonie de Berlin et à Salzbourg et a été la première femme à devenir directrice d’une phalange permanente en France, à savoir l’Orchestre des Pays de Savoie. Elle explique les affinités « locales » qui l’ont rapprochée de Schoeck et de son œuvre, ainsi que la complexité d’un créateur dont on sent dans sa musique un certain attachement à la tradition du romantisme tardif, et qui n’a pas voulu s’engager sur la voie de la musique sérielle, même si l’on trouve chez lui des émotions brutes presque schoenbergiennes. Graziella Contratto souligne le fait que cette gamme d’émotions témoigne également du sens aigu de l’observation de Schoeck et de sa connaissance approfondie de l’âme humaine. 

Pour étayer son propos, la cheffe a gravé une suite de lieder représentatifs des ultimes années 1954/56, Nachhall (Echo) : onze poèmes de Lenau et un douzième de Matthias Claudius (1740-1815), écrivain dont Schubert a utilisé des paroles pour son lied La Jeune Fille et la Mort. Si les textes du cycle sont insérés au sein de cet album, on regrettera que leur contenu, empreint de nostalgie et d’onirisme, ne soit réservé qu’aux seuls mélomanes germanophones. Ce qui n’empêche pas la magie d’être présente. Le climat global est intense, il évoque aussi bien les amitiés trahies (Der falsche Freund), la solitude, reflet probable de l’isolement dans lequel Schoeck était alors, suite à un infarctus qui l’avait frappé dix ans auparavant (Einsamkeit), le monde qui change (Veränderte Welt), les frissons du vent (Stimme des Winds), les évolutions d’une grue (Der Kranich), un monde figé (Auf eine holländische Landschaft) ou Nachhall, qui donne son titre au cycle, avec sa prémonition de mort prochaine. Le poignant O du Land, quatre vers de Matthias Claudius, apporte une touche finale de mystère existentiel. Tout au long de ces trente-cinq minutes, une orchestration suggestive, dans une esthétique qui met en valeur le sens de textes baignés d’amertume, laisse l’intérêt de l’auditeur en éveil. Le baryton allemand Stephan Genz (°1973), responsable, depuis 2020, de l’enseignement du lied et de l’oratorio au Mozarteum de Salzbourg, est à la tête d’une riche discographie. Il fait ici la démonstration de son talent vocal et de ses capacités de transmission claire, nimbée d’une émotion palpable. L’Orchestre symphonique de Berne lui offre la nécessaire fluidité que la direction de Graziella Contratto dessine avec souplesse. 

La cheffe d’orchestre a elle-même complété l’affiche en arrangeant pour orchestre deux recueils de lieder de jeunesse de Schoeck. On retrouve les poètes dont les noms ont été cités plus avant dans les Trois Lieder de Heinrich Heine op. 7 (1904-06) et dans les Huit Lieder op. 17 (1904-09). Le goût du compositeur pour le romantisme du XIXe siècle est confirmé, à travers l’influence de Schumann et de Brahms, ainsi que, pour le second cycle, celle de Reger. Graziella Contratto explique dans la notice le choix des instruments qu’elle a mis en évidence pour imager les différentes facettes, tout en préservant la partie vocale, demeurée inchangée. Avec la voix lumineuse et sensible de la soprano Olena Tokar (°1987), d’origine ukrainienne, les souvenirs, les saisons, les soirs d’été, le questionnement sur la pâleur des roses (Tchaïkowsky mettra aussi ces vers en musique), ou la Pérégrina de Mörike, qui évoque un amour non partagé, prennent des couleurs circonstanciées. Dans ces opus, pointe déjà la mélancolie que l’on retrouvera dans le tardif Nachhall. Graziella Contratto met en valeur, de manière sensible, l’esprit d’Othmar Schoeck, signant un album cohérent et soigné quant à sa présentation. On y découvre, au fil des pages, des évocations du compositeur et de son entourage par le biais de photographies, et la reproduction d’un tableau d’Alfred Schoeck, le père du compositeur. Le présent album vient s’inscrire de belle manière dans la discographie d’un créateur qui mérite d’être écouté à sa juste mesure.     

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix       

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