Disparition de Péter Eötvös

- Publié le 25 mars 2024 à 08:09
Peter Eötvös
Le compositeur et chef qui avait fêté ses quatre-vingts ans en janvier dernier a succombé à une longue maladie.

Alors qu’ils auraient dû être portés par la joie de la célébration, les événements organisés à Paris en janvier dernier pour les quatre-vingts ans de Péter Eötvös – des concerts que le maestro devait diriger, ainsi qu’un colloque – étaient assombris par son absence, la maladie l’empêchant déjà de se déplacer. L’esprit de ce créateur hors du commun était certes présent grâce à sa musique, mais le charisme de sa gestique manquait probablement aux auditeurs qui avaient déjà eu l’occasion de le voir diriger.

Eternel voyageur

Si Eötvös se présentait comme un compositeur chef d’orchestre et non l’inverse, la direction étant arrivée dans sa vie par accident, comme il aimait le dire avec une pointe de malice, il a toujours tenu ses deux activités principales comme les faces du même métier. Nourri comme nombre de ses illustres aînés, notamment Ligeti et Kurtág, à la musique et à la pensée de Bartók, ce Hongrois était très attaché à la culture de son pays natal, mais se considérait comme un musicien cosmopolite. Dans le très beau documentaire que Judit Kele lui a consacré (La Septième Porte, 1998), il se définit comme « un éternel voyageur, né en Transylvanie pendant la guerre », dont la famille, qui comporte d’autres musiciens, a fui en Autriche et Allemagne. Dûment diplômé de l’Académie Franz Liszt en 1965, il se met à l’étude de la direction pour échapper au service militaire. Sollicité dès l’âge de seize ans pour improviser dans des pièces de théâtre et des films, occupation qu’il n’a jamais reniée, il est déjà, à peine sorti du conservatoire, un musicien au sens pratique très développé.

Arrivé en Allemagne à vingt-deux ans, il apprend conjointement « une nouvelle langue, une nouvelle façon de voir la vie et la musique ». Alors qu’il étudie à Cologne, il commence en 1968 à côtoyer Stockhausen, son « idéal de musicien » depuis l’enfance, lequel ne tardera pas à le tenir en très haute estime. Impliqué dans la vie du studio de musique électronique de la WDR, il consacre alors une partie non négligeable de sa production à des pièces pour bande ou mixtes. Ayant également acquis une réputation de chef capable de monter les pièces les plus exigeantes, il se retrouve en 1978 à diriger le concert inaugural de l’Ircam. Suite à quoi Boulez ne tarde pas à lui confier la direction musicale de l’Ensemble Intercontemporain, fonction qu’il occupera jusqu’à 1991. De cette période – au cours de laquelle il est aussi pendant trois ans principal chef invité de l’Orchestre symphonique de la BBC – date Chinese Opera (1986), dont il dirige la création. Donnée par l’EIC lors de son concert hommage du 13 janvier dernier, cette pièce à la modernité intacte brillait par l’évidente capacité du compositeur à concilier une écriture sophistiquée avec un langage très vivant et une puissante dramaturgie musicale.

Théâtralité musicale

La notoriété d’Eötvös franchit en 1998 un nouveau degré avec la création à Lyon de son opéra Trois sœurs, peut-être son chef-d’œuvre absolu. La façon dont il restructure totalement la pièce de Tchekhov, avec le concours de son épouse Mari Mezei, signataire de la quasi-totalité de ses livrets ultérieurs, révèle au grand jour un compositeur au sens dramaturgique remarquablement développé. Au-delà des opus scéniques, l’ensemble de l’œuvre est d’ailleurs marqué par une théâtralité inhérente à la musique elle-même. S’ouvre alors une période de production intense d’opéras d’après Genet, Kushner, García Márquez, Barrico ou encore Krasznahorkai, avec des livrets rédigés dans de multiples langues pour lesquelles il tient à développer chaque fois un langage musical spécifique – ce qui a pu lui faire dire qu’il n’avait pas de style, mais autant de styles que de langues qu’il mettait en musique.

Outre le polyglottisme des opéras qui reflète celui du compositeur lui-même, certaines caractéristiques de la musique d’Eötvös nous éclairent aussi sur l’homme : son humour et son amour de la nature, réunis dans Insetti galanti (1970-1990) où sont retravaillés dans une visée comique des textes de Gesualdo ; sa grande familiarité avec le jazz qui transparaît notamment dans Jet Stream (2002) pour trompette orchestre ; sa prudence vis-à-vis des références à la musique traditionnelle hongroise qui ne suffit pourtant pas à étouffer dans Atlantis, par nostalgie peut-être, l’hommage à la musique des Sicules (Székely) de Transylvanie.

Passeur infatigable

Tourné vers les jeunes musiciens, Eötvös était aussi un passeur infatigable. Enseignant dans les Hochschule de Karlsruhe et Cologne dans les années 1990, il a également multiplié les académies et masterclasses de direction. Quiconque l’a vu œuvrer dans ce contexte a pu constater son exigence aussi forte que bienveillante, portant notamment la finalité du geste, qui est de transmettre l’articulation. « Pas seulement quoi et quand, insistait-il, mais aussi comment, et ce comment est très personnel. » D’où ses efforts pour aider chacun à trouver sa propre individualité, son propre comportement physique. Le transmetteur avait en outre ressenti la nécessité d’être un fondateur, comme en témoigne la naissance en 1991 de l’International Eötvös Institute and Foundation pour les jeunes chefs d’orchestre et compositeurs, puis en 2004 de la Peter Eötvös Contemporary Music Foundation.

Le compositeur, lui, nous lègue un œuvre important dont une partie, les pièces composées dans les années 1960 pour le théâtre, reste encore à découvrir. De son immense talent, témoignent des enregistrements et témoigneront de futurs concerts et rétrospectives. De son éthique et de son humanité, qui transparaissent dans ses entretiens écrits et radiophoniques, témoigneront longtemps encore ceux qui ont eu le privilège de le côtoyer.

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