Patricia Kopatchinskaja et Tarmo Peltokoski flamboyants dans Schoenberg et Wagner

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Deux œuvres a priori très dissemblables étaient proposées à ce concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France : le Concerto pour violon de Schoenberg, et un « résumé symphonique de la Tétralogie » de Wagner. Cette proximité pouvait paraître déroutante, voire incongrue. Et pourtant...

Certes, connaissant le jeu toujours éminemment habité de Patricia Kopatchinskaja, nous pouvions nous attendre à ce que le Concerto de Schoenberg soit débarrassé de ce qui peut le rendre austère, voire abscons. D’autant qu’elle est, avec cette musique, dans un environnement qui lui est particulièrement familier.

Après avoir grandi en Moldavie, qui faisait alors partie de l’URSS et où la musique dodécaphonique étaient inconnue, à treize ans elle est partie étudier la composition à Vienne, dont elle a découvert la Seconde École (Schoenberg, Berg et Webern). De l’autre côté du rideau de fer, cela a été pour elle un choc libérateur. Elle joue cette musique comme si sa vie en dépendait.

Par ailleurs, en tant qu’interprète, elle entretient avec Schoenberg un rapport très particulier, car outre ses œuvres pour violon, elle s’est mise, à la faveur d’une tendinite il y a quelques années, à tenir la partie vocale (avec la fameuse technique du Sprechgesang, mélange de parlé et de chanté) du Pierrot lunaire, qu’elle avait souvent joué au violon. Nous y reviendrons.

Le Concerto de Schoenberg est d’une redoutable difficulté. En découvrant la partition, Jascha Heifetz, l’un des virtuoses les plus éblouissants du XXe siècle et qui était pressenti pour en assurer la création, a demandé au compositeur : « Monsieur, ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’il faut six doigts pour jouer cela ? » Assurément, Patricia Kopatchinskaja, dite « PatKop », la « violoniste aux pieds nus », est pourvue d’assez de doigts pour en déjouer toutes les difficultés, autant techniques qu’intellectuelles, et surtout donner de l’expression à chaque note. Pour faire de la musique, tout simplement !

Dotée d’une technique qui semble infaillible, compositrice autant qu’interprète dans l’âme, PatKop est, semble-t-il, à l’aise dans toutes les musiques, des plus populaires aux plus ardues. Et elles les jouent avec la même flamme, la même indépendance face à la tradition (au risque de choquer, bien sûr), et la même créativité.

Le Concerto de Schoenberg, s’il est formellement conforme à ses prédécesseurs, est d’une écriture inédite quant à la partie de violon, et il utilise le langage dodécaphonique. Il faut des interprètes comme ceux de ce concert pour en dévoiler le drame, le lyrisme, la théâtralité.

Il faut dire que PatKop a un rapport très particulier avec la narration scénique. Enfant, ses parents, qui jouaient dans des ensembles de musique folkloriques, l’emmenaient à leurs spectacles où des danseurs et des chanteurs se produisaient également lors d’intermèdes. Les graines pour en faire une interprète inspirée de la commedia dell'arte étaient semées... 

Quand, en bis, elle nous a donné, dans une mise en scène personnelle où Tarmo Peltokoski a quitté son pupitre de chef pour venir au piano, rejoints par le clarinettiste Jérôme Voisin, un extrait du Pierrot lunaire (le N° 9, « Supplique à Pierrot »), nous avons pu saisir à quel point elle se nourrissait de cette pratique vocale et théâtrale pour nous emmener, avec son violon, dans de véritables histoires, y compris dans des œuvres réputées aussi abstraites que le Concerto de Schoenberg.

Nous avions pu admirer, dans ce Concerto, la maîtrise et l’expressivité de Tarmo Peltokoski. À l’âge de vingt-trois ans, le tout nouveau directeur musical de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse est absolument stupéfiant.

Et, dans la seconde partie, il a réussi à nous emmener dans la même aventure exaltante que PatKop dans la première. Ce qui n’est pas peu dire.

Quelques mots de ce que nous avons entendu. Le programme, sur le site de Radio-France mais aussi sur les affiches et en couverture du programme de salle, annonçait Le Ring sans paroles de Wagner. Nous pouvions penser qu’il s’agissait de la « compilation » réalisée par Lorin Maazel en 1987, et qui porte ce titre. En réalité, à l’intérieur du programme nous apprenons qu’il s’agit d’une œuvre obéissant au même principe, mais légèrement postérieure (1991), et due à Henk de Vlieger. Le titre est The Ring, An orchestral adventure (« L’Anneau, une aventure orchestrale). Dans les deux cas, ce sont donc des extraits de la Tétralogie (L’Anneau du Nibelung), qui, en un peu plus d’une heure, prennent la place des quinze ou seize que durent, bout à bout, les quatre opéras de Wagner.

Bien sûr, sans avoir fait tout à fait les mêmes choix, nous retrouvons dans les deux arrangements certains extraits communs. Autant nous n’avions pas été convaincus par la réalisation de Maazel, qui nous avait fait l’effet d’un patchwork manquant quelque peu d’unité, autant celle de Vlieger, avec ses transitions particulièrement soignées, a réussi à nous tenir en haleine tout du long, sans aucun temps mort.

Ceci étant, l’interprétation y est pour beaucoup. Quelle présence de Tarmo Peltokoski !

La plupart du temps solidement campé sur ses deux jambes écartées, les pieds en-dehors (exactement la même position que le footballeur Cristiano Ronaldo quand il se prépare à tirer un coup franc (et il est tout de même, actuellement, le cinquième joueur de toute l’histoire quant au nombre de buts inscrits de cette façon, ce qui tend à prouver que cette façon de s’ancrer au sol a quelque vertu), il se transforme tour à tour en danseur de tango, en star de rock, en patineur à glace, en ballerine... et, parfois, en gymnaste acrobatique, les deux pieds décollant franchement de l’estrade !

Il mène avec une autorité déconcertante les 104 instrumentistes (60 cordes, 15 bois, 18 cuivres, 7 percussions, 4 harpes) d’un incandescent Orchestre Philharmonique de Radio-France des grands jours. Leur moyenne d’âge, pourtant assez jeune, doit être le double de celui de Tarmo Peltokoski. À les voir jouer, se sourire entre eux, se tourner les uns vers les autres, et applaudir leur chef du soir à la fin, on imagine quel aura été leur attachement envers lui. Et leur plaisir de jouer ensemble est tellement visible que nous ne pouvons qu’en être complice.

Tarmo Peltokoski avait onze an quand il a découvert la Tétralogie. Autant plus tard, donc à vingt-deux ans, il l’avait dirigé en fosse. C’est dire sa précoce familiarité avec cette musique réputée indigeste.

Sous sa baguette, ce Wagner ne l’est assurément pas ! Au contraire, il en met en valeur l’étonnante variété, la finesse de l’orchestration, et même la progression dramatique (malgré l’artifice de l’arrangement).

Si l’acoustique de l’Auditorium de Radio-France n’est pas absolument idéale pour les nuances les plus puissantes des grandes masses sonores, elle fait merveille dès qu’il y a plusieurs plans, et l’attention portée par Tarmo Peltokoski aux équilibres instrumentaux nous fait entendre des alliages de timbres insoupçonnés.

Oui, finalement, contre toute attente, ce Wagner n’est pas si éloigné de ce Schoenberg !

PS. Le lendemain du concert, nous apprenons que PatKop est contrainte d’annuler des concerts en Italie, précisément avec ce Pierrot lunaire, « pour cause d'épuisement ». Peut-être a-t-elle donné ses dernières forces ce soir-là. Nous lui souhaitons de vite retrouver sa formidable et légendaire énergie.

Paris, Auditorium de Radio-France, 29 mars 2024

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Peter Rigaud

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