Le Fauré hors-normes de Lucas Debargue

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Salle Cortot, Lucas Debargue présentait l’enregistrement de son intégrale Fauré, réalisée sur le fameux Opus 102, le piano unique (à tous points de vue) conçu et fabriqué par Stephen Paulello. Son nom vient de ses 102 touches, au lieu des 88 habituelles. Bien entendu, on n’utilise aucune des 14 touches supplémentaires pour jouer la musique de l’époque de Fauré, puisqu’elles n’existaient pas encore.

Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un concert, mais d’un « voyage à travers l’œuvre de Gabriel Fauré », au cours duquel Lucas Debargue a retracé l’itinéraire pianistique du compositeur. Il lui paraissait en effet primordial de mettre l’accent sur l’évolution de Fauré, avec ses fameuses « trois manières » (il a d'ailleurs fait le choix d’enregistrer cette intégrale dans un ordre parfaitement chronologique).

C’est la seule apparition publique programmée par le pianiste pour cet événement.

Il a commencé par enchaîner la toute première œuvre de Fauré (la Première Romance), avec sa toute dernière (le Treizième Nocturne), ce qui a permis aux auditeurs de saisir immédiatement l’étendue du chemin parcouru. Mais il a aussi fait entendre en quoi il y avait des points communs. Puis il s’est lancé, dans une présentation chronologique, vivante et très bien équilibrée entre analyse musicale (toujours accessible) et comparaisons musicologiques (avec Chopin, Mendelssohn, Liszt, Bach, Debussy, Ravel ou le jazz), à l’aide de nombreux exemples, mais aussi exécution d’œuvres intégrales (pour une petite moitié de la durée totale de sa présentation). À la fin, il n’a pas résisté à un bis brillant, aux effets garantis (tout en précisant que de telles pièces étaient rares chez Fauré) : la Quatrième Valse-Caprice, qu’il a dédiée au piano sur lequel il jouait.

Son jeu est tour à tour puissant, recueilli, virtuose. Il n’hésite pas à exacerber les contrastes, et à jouer à fond des changements de caractère. C’est assez spectaculaire, et d’une maîtrise pianistique confondante.

Lucas Debargue ne laisse à l’auditeur aucun moment de répit. Il se passe toujours quelque chose qui nous accroche. Nous sommes loin, très loin du Fauré rêveur et sentimental de certaines images d’Épinal...

Puis il y eut le temps des questions du public, d'abord avec l’interprète (nous y reviendrons), puis avec le facteur de cet Opus 102, dont nous avions pu admirer les extraordinaires possibilités dynamiques. Cet instrument est capable des sons les plus éthérés comme des accords les plus puissants. Et, en tout cas sous les doigts d’un tel pianiste, il ne sature jamais.

Stephen Paulello explique que le choix de cordes parallèles, au lieu de croisées, permet une plus grande lisibilité de chaque registre. C’est indéniable, et l’excellente acoustique de la magnifique Salle Cortot, toute en bois d’okoumé, permet de s’en rendre compte (l’architecte Auguste Perret avait promis : « Je vous ferai une salle qui sonnera comme un violon » ; Alfred Cortot avait accusé réception de la salle en disant : « Il a dit vrai. Mais il se trouve – ce qui dépasse nos espérances – que ce violon est un Stradivarius »).

Une petite réserve cependant, sans doute personnelle, et qui ne tient pas à l’instrument : l’utilisation presque constante de la pédale, qui brouille quelque peu l’écoute.

À la fin du concert, le public a pu s’approcher du piano, pour en voir de plus près tous les détails. Le côté unique de cet instrument ne tient pas seulement au fait qu’il n’y en ait qu’un seul exemplaire ! Bien des pièces, habituellement fabriquées en série, sont conçues par Stephen et Claire (son épouse, ébéniste de formation) Paulello. Nous ne pouvons qu’inciter le lecteur à chercher des vidéos et des photos sur Internet pour s’en faire une idée.

Revenons aux propos de Lucas Debargue, en commençant par ce qu’il dit dans le texte de présentation de son enregistrement pour Sony (en 4 CD, réalisé en trois cessions d’une semaine chacune, en février 2021, avril 2021 et juillet 2022, dans le studio de Stephen Paulello).

Il prévient : « Adolescent, j’étais pratiquement passé à côté de Fauré. [...] L’écoute de sa musique pour piano seul me laissait l’impression d’un langage lisse, ronronnant, parfois opaque. [...] Le premier choc eut lieu en 2010, alors que je venais de reprendre l’étude du piano. Arrivé en avance pour mon cours, je patientais en écoutant la fin de la leçon précédente : l’élève jouait la Première Barcarolle en la mineur. Cette fois, je me suis trouvé vraiment bouleversé par la mélancolie fauréenne, née d’un subtil alliage d’évidence mélodique et d’harmonie raffinée. À compter de cet instant, la musique de Fauré n’allait plus me quitter. [...] Les Nocturnes, dont j’avais écouté plusieurs enregistrements intégraux, n’avaient pas retenu mon attention, à l’exception peut-être du Premier. »

Puis il raconte comment, à la faveur du confinement en 2020, il a eu la révélation de la « dernière manière » de Fauré, en déchiffrant les Neuf Préludes Op. 103.

Si l’on comprend bien, jusqu'en 2020 (donc à l’âge de trente ans), Lucas Debargue n’a été touché par aucun pianiste jouant Fauré (et ils sont pourtant nombreux à avoir enregistré ces Nocturnes), et finalement, c’est surtout la première manière (la plus accessible, pour ne pas dire « grand public ») du compositeur qui l’avait alors marqué (Première Barcarolle, Premier Nocturne).

Cela peut paraître étonnant, quand on a l’image de Lucas Debargue comme un musicien particulièrement réfléchi, aux choix (de répertoire, d’interprétation et de carrière) toujours très personnels. Finalement, est-ce que cela ne semble-t-il pas indiquer qu’il est difficile d’apprécier pleinement Fauré avant un certain âge ?

Il l’avait d'ailleurs dit dans La Matinale de France-Musique la veille : ce préjugé de Fauré comme un musicien de salon a fait beaucoup de tort au compositeur. Notons au passage qu’à cette occasion, Lucas Debargue a raconté avoir entendu ce regret de la part d’autres pianistes... tout en constatant que leur jeu s’en ressentait malgré tout. Pas sûr que lesdits pianistes apprécient...

Mais surtout, pourquoi les auditeurs des salons parisiens du début du XXe siècle auraient-ils eu des émotions plus superficielles ? Il y a là comme un mépris de classe (inversé) qui confond codes de communication exigés par le milieu social, et vécu intérieur. Quelles que soient les raisons pour ces belles personnes de fréquenter ces salons mondains, n’est-ce pas faire injure à leur sensibilité que de les juger incapables de profondeur ?

Peut-être, justement, ressentent-ils des émotions d’autant plus authentiques que la musique est jouée sans excès ? Peut-être que leur familiarité avec la musique de leur temps leur permet-elle d’apprécier comme elles le méritent les moindres surprises harmoniques et les moindres inflexions rythmiques ?

Et le mélomane du XXIe siècle ne dispose-t-il pas de toute cette culture, sans avoir eu besoin d’avoir eu des couverts en argent comme cadeau de naissance ? A-t-il vraiment besoin qu’on lui propose une interprétation « surjouée » ?

Lors de la soirée Salle Cortot, Lucas Debargue a insisté sur l’importance de la partition dans l’interprétation, et sur tous les méfaits de la connaissance d’éléments extérieurs, tels que l’aspect physique du compositeur, sa personnalité sur le plan humain, ou encore les circonstances de la composition des œuvres (tout en admettant qu’il pouvait y avoir des exceptions, par exemple sur des œuvres écrites en temps de guerre – mais alors, pourquoi celles-ci et pas d’autres ?). Et puis, bien sûr, pour lui il serait dangereux d’écouter des enregistrements (que l’on serait tenté de reproduire), et de se fier à la fameuse tradition (qui risquerait d’induire en erreur).

Donc, à bien le suivre, il faudrait que l’interprète ne connaisse que la partition, sans rien savoir d’autre. N’est-ce pas faire peu de cas de la faculté de ses collègues à finir par trouver leur propre vérité dans leur propre tête-à-tête avec le texte ? Lucas Debargue n’est tout de même pas le seul pianiste qui ait un talent suffisant pour ne pas se laisser influencer, même inconsciemment, par d’autres interprètes, ou par ce qu’ils auraient appris.

Le Fauré de Lucas Debargue est absolument remarquable, et son indépendance d’esprit, allié à des moyens techniques peu communs (et à un instrument exceptionnel), lui permet d’en avoir une conception, et une restitution, tout à fait personnelle. C’est ce que nous retiendrons avant tout.

Paris, Salle Cortot, 27 mars 2024

Crédits photographiques : DR

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