Les printemps de William Christie

- Publié le 9 avril 2024 à 10:06
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Le fondateur des Arts Florissants fête en 2024 ses quatre-vingts ans, et reprend ce mois-ci à l'Opéra de Paris l'une de ses œuvres d'élection, Médée de Charpentier. En un prologue et cinq actes, comme dans les tragédies lyriques françaises qu'il a marquées de son empreinte, voici son regard sur une vie qui s'inscrit aujourd'hui dans le futur d'un ensemble, d'un lieu et d'un festival.

Prélude : Buffalo, 1944

Que reste-t-il aujourd’hui de votre petite enfance, quel dialogue entretenez-vous, par-delà leur absence, avec vos parents, votre grand-mère maternelle aussi, dont vous avez souvent rappelé l’importance dans votre éveil à la musique ?

William Christie : Je m’en souviens d’abord avec reconnaissance, car tout a commencé grâce à eux. La rencontre avec une partie de ce répertoire qui est ensuite devenu le mien, Bach, Handel, Purcell, Gibbons, s’est faite dès l’âge de sept ans grâce au chœur amateur que dirigeait maman. Ma grand-mère avait pour la musique française un intérêt pionnier, et m’offrait au même âge les enregistrements au clavecin de Rameau et Couperin par cette autre pionnière qu’était Sylvia Marlowe. C’est grâce à leurs encouragements que j’ai, à douze ans, accédé à la classe de la meilleure professeure de piano de Buffalo, puis assidûment pratiqué le chant choral.

Vous parlez moins souvent de votre père, pour lequel cette année marque aussi un anniversaire, celui de son arrivée en France lors du débarquement en Normandie…

W.C. : Ce n’était pas en Normandie, mais à Toulon la même année, et l’exactitude m’oblige à préciser qu’il ne s’agissait pas de la première vague sur les plages, mais des forces débarquées quelques semaines plus tard, sans minorer son engagement dans le conflit auquel il a pris part dès 1943 -mon père ne m’a d’ailleurs vu pour la première fois qu’en 1946, j’avais plus d’un an. Je ne dirais pas que la musique tenait dans sa vie une place aussi fondamentale que pour ma mère, mais il en écoutait beaucoup. Architecte, il se sentait surtout lié au business, et disait sa fierté, quand j’étais adolescent, d’avoir enfin un « poète » dans la famille – appellation un peu obscure pour moi en ce temps, car je me voulais d’abord musicien, et qui m’émeut davantage aujourd’hui. Il garda toute sa vie une soif de savoir étonnante. Ayant appris un français approximatif, il s’était réinscrit à l’université pour le perfectionner à l’approche de ses quatre-vingts ans. Découvrir l’Europe lui avait ouvert de nouveaux horizons, auxquels je dois beaucoup aussi. Quand, à vingt-cinq ans, j’ai pris la décision de partir à mon tour, non pour rejoindre l’armée, mais pour échapper à l’enrôlement pour le Vietnam, guerre que je réprouvais profondément, j’ai pu compter sur son soutien total, autant que sur celui de ma mère.

Y a-t-il des points sur lesquels il vous arrive encore aujourd’hui, et peut-être même plus qu’hier, de vous sentir profondément américain ?

W.C. : Je lis tous les matins le New York Times aussi bien que Le Monde, et ne sais toujours pas très bien pourquoi certains jours, c’est l’anglais ou le français qui me viennent le plus naturellement. En cinquante-quatre ans, j’ai bien sûr vécu des moments de home-sickness, de mal du pays, perdu les lunettes roses avec lesquelles je voyais au début la France, dont je peux critiquer l’évolution actuelle. Mais je ne suis pas plus indulgent à l’égard des Etats-Unis, et me sens bien souvent soulagé de vivre à des milliers de kilomètres, avec un second passeport. Certains de mes amis américains, qui ont passé en Europe une grande partie de leur vie, retournent tels des éléphants sur le sol natal afin d’y vivre leurs toutes dernières années. C’est pour moi inenvisageable. Sans renier cette part américaine, je me sens français de préférence. J’adore retraverser l’Atlantique pour des tournées, et mes sessions d’enseignement à Juilliard, mais ne le ferai jamais sans mon billet de retour !

Premier printemps : Boston, 1964

Avant de devenir l’élève de Ralph Kirkpatrick à Yale, c’est à Harvard que vous entamez vos études universitaires et fêtez vos vingt ans. Qu’avez-vous appris de plus important, dans le chaudron intellectuel que pouvait être une université américaine au milieu des années 1960 ?

W.C. : J’y avais été admis à dix-huit ans en préparation de médecine, pensant faire plaisir à ma famille avec quelque chose de sérieux – démarche que mon père résuma un jour d’une de ces formules dont il avait le secret : « J’ai au moins la satisfaction d’avoir dépensé beaucoup d’argent pour que tu saches ce que tu ne voulais pas faire. » Car la musique s’est vite imposée comme une nécessité impérieuse. On mesure mal, en France, ce qui fait la force des campus américains, sans doute un des aspects de ce pays pour lesquels je garde le plus de tendresse : ce sont des festins pantagruéliques pour de jeunes cerveaux. Je voltigeais des cours de littérature française à un séminaire sur la peinture gothique allemande, disputais les compétitions d’aviron avec des biochimistes, avant de diriger des cantates de Bach tandis qu’un autre groupe, âgé comme nous de dix-sept à vingt et un ans, entendait bien nous damer le pion avec les opéras de Mozart et Da Ponte… La plus grande difficulté consistait à faire un choix. Vers la troisième année, il a fallu renoncer aux flirts, se concentrer sur un répertoire, comprendre pourquoi il était important pour moi de partir à Yale, étudier auprès du plus grand claveciniste américain de l’époque.

D’autant que l’intérêt pour les œuvres contemporaines l’a un temps disputé chez vous à celui pour la musique baroque ?

W.C. : « Disputé » est peut-être un peu excessif, mais les deux répertoires étaient assez naturellement liés pour les interprètes de cette époque. Les techniques vocales employées par Berio, Foss ou Donatoni se rapprochent davantage de celles convenant à Purcell et Bach qu’à Verdi ou Puccini, et les compositeurs d’alors faisaient souvent preuve de curiosité envers mon instrument. Je pense en particulier au merveilleux Double Concerto pour clavecin, piano et deux orchestres de chambre d’Elliot Carter, un de mes grands chocs d’auditeur même si je ne me suis jamais senti capable de lui rendre justice en scène. Au-delà de certaines similitudes techniques, il y avait surtout cet esprit de liberté, partagé avec le bluegrass et les musiques électroniques, que nous pratiquions tous ensemble dans une grande maison néogothique abandonnée sur le campus. Nous étions assez fiers de rejeter l’orthodoxie du conservatoire, cette forme de rigidité conformiste de l’enseignement qui m’avait fait renoncer au piano. Même si mon professeur aurait voulu de ma part un peu plus de discipline au clavecin !

Ecoutez-vous toujours la scène contemporaine ?

W.C. : J’avoue m’en être éloigné… Betsy Jolas, qui est à la fois ma compatriote américaine et française, a écrit par la suite pour Les Arts Florissants, mais comme nous le reconnaissons tous deux, le lien qui nous unit s’enracine dans notre passé commun, celui des enfants spirituels de Lukas Foss… J’ai pour toujours gravées dans ma mémoire les œuvres de Morton Feldman, dont je préfère le lyrisme et la sensualité à la cérébralité d’un John Cage.

EN SCÈNE Charpentier : Médée. Paris, palais Garnier, du 10 avril au 11 mai.

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