Le Lac d’argent de Kurt Weill à l’Opéra de Nancy

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Trop n’est jamais assez ! Tel semble avoir été le mot d’ordre de cette production. Des décors pharaonesques (au sens propre du terme, nous nous retrouvons dans une immense salle égyptienne soutenue par d’immenses colonnes-statues inattendues), des décors d’un manoir british cosy avec ses lampadaires et gravures ad hoc, un décor Magritte qui semble s’ouvrir sur un ciel bleu parcouru par quelques nuages évanescents. Une immense table débordant de mets factices indifférents à toute diététique. Des costumes flashy, sans rien de pastel bien sûr dans leurs coloris superlatifs, aux coupes déjantées, égyptienne-terroriste-policière, le plastique y ayant sa juste place -à moins qu’une blouse d’hôpital bâillant comme et où il faut suffise. Les interprètes surjouent à qui mieux mieux, soulignant ad libitum leurs phrases, leur chant, leurs poses. 

Mais ce trop-là n’est-il pas indigeste ? Eh bien non ! C’était le risque pourtant. On aurait pu très vite prendre une distance navrée ou agacée face à un pareil déferlement. Eh bien non, dans la mesure où tout cela est cohérent dans son incohérence, mesuré dans sa démesure.

On n’oubliera pas ce que l’on a vu ! Et qui est dû à Ersan Mondtag, avec des costumes de Josa Marx et des lumières de Rainer Casper.

Mais de quoi s’agit-il ? De la mise en scène du Lac d’argent, du Der Silbersee, de Kurt Weill. Et donc d’un opéra créé en 1933, qui se distingue à la fois par ses intentions politiques antifascistes et l’originalité éclectique de sa partition. 

Severin, un prolétaire, un homme affamé, vole un ananas. Olim, un gendarme, obéissant aux ordres, tire et le blesse grièvement. Mais ne voilà-t-il pas qu’il gagne le gros lot à la loterie et achète le château du Lac d’argent. Tenaillé par les remords, il va se consacrer à soigner celui qu’il a blessé et qui, ignorant l’identité de son bienfaiteur, brûle du désir de se venger. Mais peu à peu, les deux hommes vont se lier d’amitié. Une amitié que tente de contrecarrer l’ancienne propriétaire des lieux -la méchante capitaliste, Madame von Luber. Tout tourne mal pour le duo, qui pense à se jeter dans l’eau du lac. Mais celle-ci gèle et leur offre un sentier vers la lumière. 

Deux phrases importantes : « Qui plus loin doit aller, par le lac sera porté » et « Vous n’êtes pas encore libéré de l’obligation de vivre ».

Rien d’étonnant donc à ce que cette œuvre ait été très vite interdite lors de sa création en 1933… juste après l’arrivée au pouvoir d’Hitler.

Mais revenons-en aux interprètes. Il faudrait les saluer tous. La palme de « l’excès bienvenu » revient au comédien flamand Benny Claessens, Olmi incroyable d’expressivité, formidable présence, tsunami scénique. En duo avec lui, tout aussi justement typé dans son jeu et si « weill-ien » dans son chant, le Séverin de Joël Terrin. Comme elle est talentueusement méchante l’ex-propriétaire Madame von Luber de Nicola Beller Carbone. Justes aussi dans ce « carnaval politique » le baron Laur de James Kryshak et la Fennimore dédoublée en Ava Dodd-chanteuse et Anne-Elodie Sorlin-comédienne.

Musicalement, c’est superbement éclectique. Kurt Weill nous réjouit de partitions multiples en phase ou en contraste ironique avec les situations : chansons, oratorio, cantate, ballade, rag-time, etc. Des partitions accomplies comme elles le méritent par Gaetano Lo Coco avec l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine. 

Une remarque cependant : tel quel, dans son livret, cet opéra a sans doute vieilli, non dans la teneur générale du propos, hélas toujours si juste, toujours si inquiétant (le metteur en scène le situe d’ailleurs explicitement en 2033), mais dans le déroulé de son intrigue, ses dialogues, une certaine lenteur. La musique, elle, n’a rien perdu de sa pertinence. Et l’on comprend qu’elle fasse parfois l’objet d’un concert à elle toute seule.

Mais à Nancy -devant un public toujours aussi bellement intergénérationnel-, la mise en scène « trop n’est jamais assez » d’Ersan Mondtag a donné énorme vie à ce « Lac d’argent ».

Nancy, Opéra, le 16 avril 2024

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