A Mass of Life, l’exaltant plaidoyer nietzschéen de Frederick Delius 

par


Frederick Delius (1862-1934) 
: A Mass of Life, pour solistes, chœurs et orchestre. Gemma Summerfield, soprano ; Claudia Huckle, contralto ; Roderick Williams, baryton ; Bror Magnus Todenes, ténor ; Chœur Edvard Grieg ; Chœur Collegium Musicum ; Chœur et Orchestre philharmonique de Bergen, direction Sir Mark Elder. 2022. Notice en anglais. Textes chantés reproduits en langue originale (allemand) avec traduction anglaise. 94’ 25’’. Un album de deux CD Lawo LWC1265.

Je considère que Nietzsche est l’unique libre-penseur des temps modernes et pour moi le plus sympathique ; c’est en même temps un tel poète ! Il ressent la nature. Je ne crois moi-même en aucune doctrine et en rien d’autre qu’en la Nature et dans les grandes forces de la Nature. C’est cet acte de foi que Frederick Delius écrit à un ami le 23 juin 1912 ; Jérôme Rossi le propose dans la biographie qu’il a consacrée au plus français des compositeurs anglais (Papillon, 2010, p. 132). Profondément marqué par la lecture d’Also sprach Zarathustra, paru au cours de la décennie 1880, Delius, agnostique convaincu, va composer, en 1904 et 1905, une fresque profane aux vastes dimensions pour solistes, double chœur et orchestre, sur des extraits de l’œuvre de Nietzsche en langue originale, choisis avec son ami, le chef d’orchestre allemand Fritz Cassirer (1871-1926), qui dirigera plusieurs créations de Delius. 

Cette partition qui requiert des moyens considérables (un peu à la manière de la Huitième de Mahler), marque une rupture dans la production de Delius. Né en Angleterre dans une famille d’origine allemande, il étudie en 1886 au Conservatoire de Leipzig, où il se lie d’amitié avec Edvard Grieg. Deux ans après, il est à Paris, avant de s’installer dans une petite commune de Seine-et-Marne, à Grez-sur-Loing où il épouse l’artiste-peintre Jelka Rosen (1868-1935), elle aussi passionnée par Nietzsche. Il va y passer le reste de son existence, tout en effectuant quelques séjours en dehors de l’Hexagone. Jusqu’au début du XXe siècle, son abondant catalogue orchestral, nimbé de fine poésie, et des partitions lyriques le font connaître en Angleterre et en Allemagne. Sir Thomas Beecham deviendra son plus ardent défenseur et l’inscrira très souvent à ses programmes. 

Comme son titre l’indique, A Mass of Life glorifie la vie à travers une vision grandiose imprégnée d’athéisme mystique. Les textes ont été choisis (de façon remarquable) afin que, comme le précise Jérôme Rossi (o.c. p. 133), les solistes et les deux chœurs ne (soient) jamais doublés par l’orchestre, leurs lignes vocales, sinueuses et difficiles, révèlent le traitement quasi instrumental que leur réserve Delius, privilégiant la qualité sonore de l’ensemble à la vocalité et l’intelligibilité du texte. C’est aux solistes que les paroles de Zarathustra sont confiées, en grande partie au baryton, les chœurs étant destinés à évoquer les réactions des humains et à souligner la volonté de renouveau distillée par le texte. Pour les deux parties, qui baignent dans un climat qui se révèle toujours évocateur, parfois extatique, mais aussi animé par des climax, l’orchestration est somptueuse (plus de cent musiciens, et une abondante percussion), mais aussi chatoyante. Difficile de ne pas se laisser envoûter par ce tapis sonore inspiré qui se développe dans l’exaltation, le charme, la transparence, les angoisses sous-jacentes ou les allusions nocturnes, à travers une infinie nuance de couleurs. 

Le présent enregistrement vient compléter une discographie en fin de compte assez limitée. Il y a eu le fidèle Beecham, dans les années 1950 mais, si le souffle et l’esprit sont présents, on peut être réticent face à l’option du chef qui utilise une traduction anglaise des paroles. Un live du 3 mai 1971 propose un concert de Norman del Mar avec, notamment, John Shirley-Quirk et Kiri te Kanawa (Intaglio) ; au même moment, en studio, Sir Charles Groves rassemblait des forces de Liverpool, avec Benjamin Luxon et Heather Harper, pour un volume de la fameuse série « British Composers » initiée par EMI. C’est vers Bournemouth que se tourne, vingt-cinq ans plus tard, Richard Hickox pour Chandos, et c’est encore avec cette même formation du Dorset que David Hill enregistre la partition pour Naxos en 2012.

Le label Lawo a posé ses micros à Bergen, deuxième ville de la Norvège, du 26 au 29 septembre 2022. L’initiative d’une nouvelle gravure est bien entendu à saluer. Sir Mark Elder (°1947) a dirigé des formations de la BBC, de Londres, de Birmingham ou le Hallé de Manchester, et est principal chef invité de la Philharmonie de Bergen depuis deux ans. Il a le geste éloquent, poétique, mystérieux et méthodique qui convient. Mais les chœurs dont il dispose ne sont pas toujours à la hauteur du propos, ils manquent d’homogénéité et ne bénéficient pas d’une prise de son très claire. Les solistes tirent leur épingle du jeu, la soprano Gemma Summerfield ayant des accents émouvants. Quant au baryton Roderick Willams, qui s’est déjà fait remarquer dans des pages de Bach, Handel, Britten ou Poulenc, il est chargé de porter haut les paroles de Nietzsche. Il le fait avec conviction et des élans appréciables, mais il ne peut faire oublier les prestations antérieures, en particulier celle de Benjamin Luxon, dont la transmission du message, dans la version de Sir Charles Groves (qui a notre préférence globale) est sans égale. C’est d’ailleurs cette dernière interprétation (qui s’appuie aussi sur les voix de Helen Watts et Robert Tear) qui figure dans le passionnant coffret EMI de 18 CD, qui célébra en 2012 les 150 ans de la naissance de Delius.

Son : 8  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix   

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