Pour ses 177 ans, le Liceu fait briller quatre étoiles

par

Le concept de Gala Lyrique risque trop facilement de devenir un événement purement social avec un catalogue disparate de morceaux agencés de façon aléatoire juste pour titiller l’ego des solistes invités sans autre recherche purement musicale. Celui d’hier, au Liceu, a totalement évité cet écueil par l’incommensurable talent des quatre étoiles présentes : les soprani Lisette Oropesa, nord-américaine d’origine cubaine et Ermonela Jaho, albanaise formée en Italie, le ténor mexicain Javier Camarena et le baryton espagnol Carlos Álvarez. Tous les quatre mènent des carrières internationales de tout premier plan et les voir réunis sur un même plateau a été assurément un bon casse-tête d’agenda pour les organisateurs. Et un bref coup d’œil sur leur activité incessante, partout dans le monde, impressionne non seulement par la qualité extraordinaire de leurs performances mais, tout simplement, par leur nombre. Il y a longtemps, un très jeune Plácido Domingo avait laissé pantois son agent parisien en lui prouvant qu’il connaissait une quarantaine de rôles d’opéra. Aujourd’hui, cela semble être devenu la règle…

177 ans n’est pas un chiffre arithmétiquement attirant, mais il peut nous aider à réfléchir au nombre d’événements historiques que ces murs ont accueilli. Il est curieux de constater que les instigateurs de la construction du théâtre et de l’activité musicale à Barcelone au XIXe siècle étaient des militaires haut gradés. L’opéra italien a été une des clés du répertoire de cette maison, on y introduira plus tard l’opéra français mais chanté en italien jusqu’à très récemment. Et un tout autre pan de répertoire, fait curieux pour une société latine, a été constitué par l’admiration des Barcelonnais pour la révolution wagnérienne : le Liceu accueillera dès 1863 sa musique chorale et, en 1883, le premier Lohengrin en traduction catalane. En 1913, ce sera le premier Parsifal représenté hors des murs de Bayreuth (Wagner y avait légué les droits d’exécution). On peut sans doute y voir un lien esthétique avec le « Modernisme » architectural de Gaudí et Puig i Cadafalch. Parmi les chefs qui ont œuvré dans cette maison, on peut citer Richard Strauss, Arturo Toscanini, Manuel de Falla, Gabriel Fauré, Saint-Saëns, Stravinsky ou Zemlinsky. Pour les chanteurs, il faudrait faire à l’envers : trouver les rarissimes grands artistes que n’y soient pas venus ! Il est vrai aussi que toutes les heures n’ont pas été glorieuses : vers les années 1970, l’orchestre et les chœurs n’étaient ni permanents ni capables de s’attaquer à certains répertoires. Car la maison est restée une société farouchement privée et très conservatrice jusqu’à l’incendie de 1994 : le « Cercle du Liceu » était toujours réservé aux messieurs. Après la reconstruction, Montserrat Caballé, qui avait chanté plusieurs fois pour récolter des dons, y a demandé l’adhésion, ce qu’aucun de ces grands bourgeois n’a osé refuser. Les pouvoirs publics ont ainsi subventionné les travaux et l’agrandissement du bâtiment en échange d’une mainmise sur l’organisation, avec des subventions régulières et la renaissance d’un nouvel orchestre et des chœurs qui ont eu besoin de temps pour atteindre leur excellent niveau actuel. 

Le programme a ouvert avec l’ « Intermezzo» des Goyescas de Granados, où le chef Sesto Quatrini prouve déjà ses immenses qualités : la plasticité de son geste obtient d’un orchestre enthousiaste un jeu d’irisations de couleurs et des nuances sans fin, le tout avec une maîtrise et une flexibilité du phrasé absolument magistrales. Sa figure juvénile, évoque pourtant le souvenir de ces vieux « maestri » italiens qui ont donné ses lettres de noblesse au mélodrame italien. Car une telle musique ne tolère point ni la raideur ni l’excès de rigueur, ne trouvant sa raison d’être que dans la construction en souplesse de son dramatisme. Le remplaçant au poste de directeur musical du Liceu en 2025 n’est pas encore connu. La maison entretient le suspense ou, peut-être, elle cherche encore l’alchimie idéale entre les candidats et l’orchestre. En tout cas, Quatrini serait certainement un des choix à considérer.

Le chant a commencé avec la Musica proibita de Stefano Gastaldon, un succès universel et pratiquement la seule pièce de salon qui perdure de ce compositeur turinois né en 1861 et qu’on retrouve dans le répertoire de tous les grands ténors. Le texte évoque cependant une jeune femme à laquelle sa mère interdit de chanter une certaine mélodie car trop lascive. Après avoir assisté, à Madrid, à la performance inestimable de Carlos Álvarez travesti en « Agata », une vieille mégère manipulatrice dans le Viva la Mamma de Donizetti … pourquoi pas ? Camarena a continué, splendide, avec l’une des mélodies napolitaines de Tosti, compositeur qu’il sert dernièrement avec brio. Le prolifique auteur de « zarzuelas » Moreno Torroba suivra avec Madre de mis amores dans la voix argentine de Lisette Oropesa, un vrai régal. La présentation de Ermonela Jaho viendra avec Licinio Recife, un compositeur post-vériste dont on a créé deux ouvrages au Liceu dans les années 50 : Margherita da Cortona et Cecilia. Ombra di nube est subtilement orchestré et Jaho le sert avec sa proverbiale aptitude à faire frémir l’auditeur. Trois extraits orchestraux de Le Villi de Puccini introduiront l’opéra italien dans la soirée et Álvarez nous offrira un jaloux parfaitement obsessif dans son « Nulla, silenzio » de Il Tabarro. Jaho reviendra avec l’air d’Adriana Lecouvreur : un inoubliable « Io son l’umile ancella ». Suivi par l’un des moments forts de la soirée : « Ora a noi », le duo de Sharpless et Butterfly dans l’opéra homonyme. Si Álvarez est absolument parfait dans sa mission impossible d’annoncer à l’ancienne geisha que son « mari » Pinkerton ne reviendra plus, Jaho déploie un art vocal d’une telle sophistication qu’on aurait l’oreille ravie tout simplement en l’entendant. Pourtant, elle va bien au-delà. J’avais évoqué dans une précédente chronique le souvenir de Caballé et de ses « pianissimi » frémissants. Mais là où la catalane faisait de l’art purement vocal, cultivant primordialement la beauté du son, Jaho parvient à faire tressaillir d’émotion l’auditeur car, même si la beauté sonore est superlative, c’est presque anecdotique à côté de son engagement émotionnel et de son aptitude à nous le transmettre. Impossible de rester indifférent, la larme à l’œil nous guette presque en permanence. 

En deuxième partie, Oropesa nous offrira une valse de Juliette miroitante à souhait : sa voix possède ce brillant orné de velours qui laisse jaillir une artiste élégante et noble. Ensuite Camarena attaquera « Ah, lève-toi, soleil » du même ouvrage. Magistral aussi, car l’éclat de son instrument est mis au service d’un interprète engagé, intelligent et sensible. Ce n’est pas le prévisible duo « Ange adorable » qui suivra mais celui de L’Elisir d’amore, “Caro elisir! Sei mio!”, où Camarena a pu déployer son irrésistible « vis comica » et sa partenaire sa souveraine distinction. Suivis par Carlos Álvarez dans un extrait de Fallstaf, « Ehi, Taverniere », un de ses rôles-fétiche. Somptueux, tout simplement. Camarena attaquera alors La Traviata verdienne avec “Lunge da lei... De' miei bollenti spiriti...” suivis de la correspondante « cabaletta » Au risque de me redire, il impressionne vocalement, certes, mais c’est l’engagement interprétatif qui est particulièrement remarquable, les phrases s’envolent libres, éthérées et jamais on ne sent qu’il cherche à nous séduire vocalement : c’est la pensée et les sentiments de « Alfredo » qui inondent la scène. Enfin, Ermonela Jaho reviendra pour clôturer la soirée avec ce bouleversant « Addio del passato », où « Violetta » songe à quitter ce bas monde à la suite de sa maladie incurable. Ce serait trop prolixe d’essayer de décrire avec des mots l’extraordinaire palette de ressources vocales et théâtrales qui déploie cette artiste car chaque mot, chaque inflexion expressive est ciselée minutieusement. Hier soir, elle était particulièrement en veine. S’il est fréquent de retrouver à l’opéra cet état de transe, de catharsis, on ne l’atteint pas si fréquemment avec un tel degré d’intensité. Son chant a donné tout son sens au mot sublime. Car elle l’a rempli de vérité !

Liceu - Barcelona - 2 mai 2024

Xavier Rivera

Crédits photographiques : GT/ Sergi Panizo

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.