Fredigundis de Franz Schmidt : résurrection de la version scénique de 1979

par


Franz Schmidt (1874-1939)
 : Fredigundis, opéra en trois actes. Dunja Vejzovic (Fredigundis) ; Martin Egel (Chilpéric, roi des Francs) ; Reid Bunger (le duc Drakolen) ; Werner Hollweg (Landerich, fils du duc, puis Praetextatus, évêque de Rouen ; Chœurs de l’ORF ; Orchestre symphonique de la Radio de Vienne ORF, direction Ernst Märzendorfer. 1979. Notice et synopsis en allemand et en anglais. Livret complet en allemand, avec traduction anglaise. 145’ 00’’. Un coffret de deux CD Orfeo C380012.

Considéré comme le dernier grand romantique autrichien, Franz Schmidt a bénéficié, au début de la présente décennie, d’un regain d’intérêt dans le domaine orchestral, grâce à deux intégrales de ses quatre symphonies, l’une par Paavo Järvi à la tête de l’Orchestre de la Radio de Francfort (DG, 2020) à travers des concerts publics captés entre 2013 et 2018, succédant ainsi à son père Neeme Järvi, qui avait fait de même avec les phalanges de Detroit et de Chicago avant notre siècle (Chandos, 1997), l’autre par Jonathan Berman, en studio cette fois, à la tête du BBC National Orchestra of Wales (Accentus, 2023). Pour cette dernière, on relira l’entretien que ce chef a accordé à Pierre-Jean Tribot le 26 novembre 2023. 

Franz Schmidt est aussi le compositeur de deux opéras, sur lesquels Piotr Kaminski fait curieusement l’impasse dans son pavé Mille et un opéras (Fayard, 2003). Le premier, Notre-Dame, inspiré du roman de Victor Hugo, a été créé à l’Opéra de Vienne le 1er avril 1914, sous la direction de Franz Schalk. Il en existe une excellente version, avec Gwyneth Jones, James King et Kurt Moll, dirigés par Christoph Perick à la tête du RSO Berlin (Capriccio, 2013). L’Intermezzo orchestral est célèbre et souvent honoré en concert. Fort de ce succès, Schmidt s’est lancé, dès 1916, dans l’écriture d’un second et ultime opéra, Fredigundis, qui va être créé lui aussi à Vienne, toujours sous la direction de Franz Schalk, le 8 mars 1924, après un semi-échec à Berlin deux ans auparavant et divers remaniements, tant au niveau du texte que de la musique. Il n’existe qu’une seule référence pour cet opéra oublié : une version de concert du 27 septembre 1979, au Musikverein de Vienne. Avant l’apparition du CD, elle a fait l’objet de trois vinyles confidentiels proposés en stéréo par le label américain Voce Records. C’est cette soirée d’il y a près d’un demi-siècle qui est rééditée dans le présent coffret Orfeo. Une initiative que l’on salue comme il se doit, en cette année où l’on célébrera sans doute assez peu les 150 ans de la naissance de ce compositeur attachant.

Originaire de Presbourg, actuelle Bratislava, où il s’initie à l’orgue, Franz Schmidt, dont la famille déménage à Vienne en 1888, y étudie le piano avec Teodor Leschetitzky (1830-1915), célèbre pédagogue qui comptera parmi ses élèves Paderewski, Schnabel, Moiseiwitch, Friedman ou Braïlowski, et la composition avec Anton Bruckner. Une carrière de violoncelliste, d’enseignant et de directeur de la Hochschule für Musik de Vienne l’attend. Il compose de la musique orchestrale, dont les quatre symphonies déjà citées et une suite tirée de l’opéra Notre-Dame, de la musique de chambre, des pages pour piano ou orgue, et l’oratorio Le Livre des sept sceaux, inspiré par l’Apocalypse. S’il bénéficie d’une reconnaissance en pays germaniques, il est peu connu chez nous en dehors de son corpus symphonique.

Si l’adaptation de Notre-Dame, dont s’était chargé Franz Schmidt avec un ami, suivait de près le roman de Victor Hugo, le livret de Fredigundis a connu bien des péripéties. Il s’inspire d’un récit de l’écrivain, poète et historien allemand Felix Dahn (1834-1912), extrait de ses Romans historiques de la Grande Migration, où il aborde la période mérovingienne, notamment la vie de la princesse Frédégonde, personnage historique (545-597), devenue reine de Neustrie après son mariage avec Chilpéric Ier, petit-fils de Clovis. L’adaptation du texte de Dahn fut confiée à deux Autrichiens : Bruno Hardt-Warden (1883-1954), qui travailla aussi dans le domaine de l’opérette pour Kurt Atterberg, Robert Stolz ou Oscar Straus, et Ignaz Michael Welleminsky (1882-1942). On lira d’autres précisions dans l’intéressante présentation du musicologue autrichien Hartmut Krones, notamment les détails concernant la seule et unique représentation à Berlin le 19 décembre 1922, due à un rejet par la presse et le public, le livret étant jugé de mauvaise qualité. La proposition d’apporter des modifications au texte et, dans la foulée, à la musique, fut rejetée tant par les librettistes que par Schmidt. À Vienne, deux ans plus tard, l’accueil fut à peine meilleur. Depuis lors, l’opéra n’a plus fait que de rares apparitions, sous la forme de versions de concert ou de fragments choisis.

L’intrigue est chargée en péripéties funestes. Au premier acte, qui s’ouvre par une scène de fanfares et se déroule près de Rouen, la belle Frédégonde (nous adoptons le prénom en français), aux cheveux chatoyants, est assise sur les branches d’un chêne. Landerich, fils du duc Drakolen, essaie de gagner ses faveurs ; son père va lui interdire ce penchant et l’envoyer dans un monastère pour le guérir de la tentation. Entretemps, le cortège nuptial du roi Chilpéric et de son épouse Galswintha (rôle muet) est passé en bateau ; de longs regards sont échangés entre Frédégonde et le roi, charmé par la beauté de cette dernière. L’acte II commence dans la chambre de Galswintha, que Frédégonde va assassiner. Un hurlement se fait entendre au moment où entre en scène Landerich, devenu évêque de Rouen sous le nom de Praetextatus. Le duc Drakolen, qui suit son fils, est aussi victime de Frédégonde qui tente de le poignarder. Mais il survit et réussit à conserver une mèche de cheveux de la jeune femme pour la confondre. On assiste ensuite à l’imbroglio du couronnement de Frédégonde, qui va devenir reine dans le château de Chilpéric. Le duc essaie de prouver sa culpabilité, mais elle arrive encore à envoûter l’évêque. Celui-ci rejette les accusations de son père en prétendant qu’il délire et fait disparaître la mèche de cheveux en la brûlant. Frédégonde accuse Drakolen de calomnie ; celui-ci est privé de la vue, et Chilpéric pose la couronne sur la tête de sa nouvelle épouse. A l’acte III, l’enfant de Frédégonde est malade ; Chilpéric la réconforte. L’aveugle Drakolen erre dans les rues en chantant un air prémonitoire. Frédégonde demande à l’évêque de prier pour son fils, ce qu’il refuse malgré l’attirance qu’il éprouve toujours pour elle. Il lui demande de renoncer pour son bien à ses droits royaux, ce qui rend son mari furieux. L’enfant finit par mourir. Chilpéric et Frédégonde sont réunis devant son sarcophage ; la reine, désespérée, se lance dans une morbide danse extatique. Au lever du jour, l’évêque la retrouve, les cheveux blanchis par l’horreur accomplie ; Frédégonde décède, après une dernière vision.

Sur cette trame touffue et tragique, Schmidt a construit une partition orchestrale riche en couleurs foisonnantes et en moments exaltés, dans une veine classico-romantique soulevée par des passions frémissantes, parfois jusqu’au paroxysme. Le compositeur fait baigner l’action dans un climat mélodique d’une densité qui peut aussi être parfois extatique, avec quelques dissonances perceptibles. L’œuvre est fortement contrastée, avec des élans dramatiques et percussifs et un flux musical grandiloquent. 

On n’est pas étonné de constater que la distribution a été confiée, en cette soirée de 1979, à des voix qui ont l’ampleur et l’expérience wagnériennes. La mezzo-soprano Dunja Vejzovic (°1943), alors dans sa trentaine flamboyante, est, à la même époque, Kundry de Parsifal à Bayreuth (pour trois saisons) et Vénus de Tannhäuser à New York. Karajan l’engagera juste après pour Salzbourg. Elle incarnera d’autres rôles wagnériens, notamment celui de Brünnhilde. Totalement investie dans le personnage de Frédégonde, elle en traduit avec force et vérité tous les états d’âme pervers et sadiques, puis déchirants. Mais aussi la part de volupté, comme le montre, à l’Acte I, l’air Nichts Schön’res soll auf Erden sein,/als Fredigundis ! (Sur terre, rien ne sera plus beau que Frédégonde !), où elle admire son propre charme. Machiavélique dans l’Acte II, poignante au III, Dunja Vejzovic met à nu toutes les facettes d’une héroïne criminelle et humaine à la fois. 

À ses côtés, le ténor Werner Hollweg (1936-2007), grand spécialiste de Mozart, qui a joué lui aussi sous la baguette de Karajan ou de Klemperer, est un Landerich à la fois retors et habité par sa passion inassouvie. Le personnage du roi Chilpéric, amoureux crédule, est confié au baryton Martin Egel (°1944), appelé au Festival de Bayreuth à plusieurs reprises à partir de 1975. Quant au baryton américain Reid Bunger (1935-2013), qui a été pendant vingt ans un habitué de la scène de l’Opéra de Vienne et fut invité à Bayreuth, il campe avec justesse le loyal comte Drakolen, victime de la vilenie de son fils et de Frédégonde. On ajoute à ce plateau remarquable des chœurs homogènes et un orchestre de la Radio de Vienne, mené de main de maître par le chef autrichien Ernst Märzendorfer (1921-2009). Cet élève de Clemens Krauss, qui fut nommé directeur musical du Festival de Salzbourg en 1976, fut le premier à diriger une intégrale des symphonies de Haydn avec l’Orchestre de chambre de Vienne (réédition Scribendum, 2019), et a créé des œuvres de Hindemith, Bartok, Britten ou Henze. Ici, son geste est large, grandiose et déchaîné, mais rigoureux dans les nuances il met en valeur les chanteurs auxquels il offre un partenariat de haut niveau.

La captation en public souffre de saturations au niveau du son, ce qui trouble de temps à autre la dimension orchestrale et la clarté des voix, mais cela ne devrait pas gêner les amateurs de gravures historiques. Cette réédition, véritable cadeau, est en tout cas la bienvenue : souhaitons qu’elle incite un label généreux à se lancer dans l’aventure d’un enregistrement moderne qui rendra toute sa splendeur à Fredigundis

Son : 6,5  Notice : 10  Répertoire : 8,5  Interprétation : 10

Jean Lacroix    

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